NARCISSE AU PAYS DES MIROIRS

 

 

Ce matin, je finissais de me raser quand je surpris ce reflet légèrement embué m'observer avec insistance. Je ne parvenais pas à détacher mon regard de cette lumière intense que dégageaient ces yeux sombres. Quelques clignements de cils, éclairs déchirant un ciel lourd de passions, et ce fut le coup de foudre.

 

Je devais agir d'urgence. Pour mon bien. Pour mon équilibre. Je ne pouvais restreindre plus longtemps mon espace vital à cette salle de bains où se trouvait l'unique miroir de mon appartement. Alors j'eu l'idée d'en installer dans toutes les pièces, de formes variées, de tailles diverses.

 

Ceci eut pour conséquence de prolonger mes séjours dans des endroits qui jadis étaient dépourvus de tout jaillissement amoureux. Ainsi, me lavant avec soin, je vivais empreint d'une meilleure hygiène. Mes repas se déroulaient dans une parfaite sérénité et bientôt j'obtins une vive régulation de mon transit intestinal. Les toilettes étaient devenues un réel lieu d'aisance où désormais je prenais le temps d'évacuer sans discrimination aucune le solide comme le liquide. Le soir plutôt que de m'abrutir devant mon poste de télévision, je lisais des poèmes à ce reflet attentif qui, patient, ne me coupait jamais la parole et savait même apprécier les bons passages - qu'il soulignait d'un sourire complice.

 

Les jours coulaient, limpides. J'étais heureux et me le rendais bien. Si parfois un baiser glacé venait troubler la pureté de cette relation, notre amour n'en restait pas moins platonique. J'aimais à être chez moi et ne sortais plus que dans le seul but de m'approvisionner.

 

Hélas, ce bonheur se désagrégea rapidement. Cet état casanier m'empêchait de fréquenter mes amis. J'évitais de les recevoir afin de préserver mon intimité et, peu à peu, je les perdis définitivement. Je finis par ne plus quitter du tout mon appartement. Je craignais de céder à la jalousie s'il m'arrivait par malheur d'apercevoir mon reflet sur une vitrine, une vitre de voiture ou bien un miroir public. Je souffrais à la pensée de voir mon image ainsi offerte à tous ces inconnus : savoir que certains pouvaient la croiser sans y prêter attention me révoltait et je maudissais ce manque de goût. Imaginer que d'autres fussent capables de s'y attarder enflammait ma jalousie. En restant ainsi cloîtré chez moi j'annihilais d'éventuelles pulsions criminelles.

 

Peu à peu, la passion que je nourrissais me dévorait. Je devenais cannibale. Mon comportement se déréglait insidieusement. Je passais des nuits blanches à m'espionner, tentant d'éloigner un sommeil au cours duquel il m'arrivait de rêver à quelqu'un d'autre que moi. Ces rêves, souvent érotiques, trahissaient un désir d'infidélité inconscient. Cela me coupa l'appétit. Je me mis à boire, devins brutal et pris l'habitude de me faire des scènes fréquentes et de plus en plus violentes pour un rien. Ces violences répétées me rendirent couard. Je décidais de vivre dans l'obscurité afin d'éviter les disputes. Ainsi, j'évitais toute rencontre avec un reflet que je devinais patibulaire, sale, barbu. J'errais dans ce sinistre et sombre appartement avec mon sexe en érection pour unique canne blanche. J'essayais de m'oublier.

 

Une nuit j'eus l'idée de rechercher des plaisirs ailleurs que dans le souvenir idéal d'une image désormais déchue, laide, repoussante. Ainsi, m'armant de courage, je renouais avec mes anciennes activités nocturnes. Je sortais me soûler dans les bars et ramenais des filles à la maison. Mais une fois chez moi je me retrouvais avec une foule de moi-mêmes, me croisais à chaque pas et n'avais plus aucune intimité. Infailliblement, c'était la dispute. Les filles me prenaient pour un fou et s'enfuyaient effrayées.

 

Pendant un certain temps, je tentais de vivre incognito. J'adoptais des déguisements appropriés aux diverses pièces. Mais l'effort était considérable et se révélait inutile : je finissais toujours par me reconnaître.

 

Un soir, plus soûl que d'ordinaire, je supprimais tous les miroirs qui infestaient mon appartement. Et décidais de ne plus me parler. Ce fut terrible ! Une non-existence permanente. Criblé de doutes, je m'efforçais de penser. Mais je n'étais jamais sûr d'être là, jamais certain de mes actes. En détruisant ce reflet qui témoignait de mon existence, j'avais signé mon arrêt de mort.

 

Que faire ? M'écrire ? Me téléphoner ? J'étais perdu…

 

Alors, dans un ultime élan instinctuel, j'engageais un détective pour retrouver ma personne.

 

1990

 

 

UN HOMME BLESSÉ

 

 

J'étais seul. Ma blessure commandait mille souffrances et le froid était son allié. J'avais peur. Tout autour de moi la forêt crépitait d'étranges vies nocturnes et la nuit revêtait son voile le plus évanescent, le plus troublant, le plus mystérieux. J'étais perdu. La nuit tous les arbres sont gris. Et mon esprit commençait à délirer.

 

Le cul assis sur un tapis de mousse, j'essayais vainement de contenir les tremblements de mon corps dans l'étau de mes membres. Mais l'humidité fourmillait le long de mes os. La blessure me dévorait le pied. La faim, du fond de sa caverne, me réclamait son dû. Et je n'avais rien à lui jeter en pâture. À la seule pensée de me sustenter je me vis, l'espace d'un éclair, métamorphosé en proie. Je me regardais avec horreur dépecer de mes dents luisantes de salive mon pied blessé, puis le reste de mon corps afin de ne pas mourir de faim. La terreur m'envahissait à l'idée que je me viderais de mon sang bien avant d'atteindre mes cuisses. Alors, du fond de la nuit, apparaîtrait un quelconque charognard pour officier dans la chaîne alimentaire. Puis des milliers d'insectes viendraient nettoyer mes restes. Et mon squelette brisé en petits morceaux deviendrait poussière nourricière pour la terre. À condition que cette première nuit me fût favorable. Car je ne donnais pas cher de ma peau solitaire dans cette forêt hostile. Je finirais par traîner mon nez parterre comme n'importe quelle autre proie.

 

L'homme est devenu un dieu parce qu'un jour il pensa à se dresser sur ses jambes. Moi, je régressais. Ainsi réduit à l'état d'animalité, je n'avais d'autre solution que d'écouter mon instinct. Hélas, je n'entendais que mes pensées. Dans de pareilles circonstances, l'homme pratique s'efforcerait de sauver sa peau. Moi, je pensais, tout court. Et je me disais en ricanant que plus je penserais moins je serais. L'idée de la mort emportait tout sur son passage tel un fleuve dévastateur poussé hors de son lit par ses affluents, la pensée de la solitude et la pensée de la souffrance, venus grossir son débit. Comment faire barrage à ces voies d'eaux de malheur ? L'homme est-il amphibien ? Comment pouvais-je me poser des questions existentielles alors que mon existence même était en jeu ? L'homme ne pourra-t-il jamais cesser de penser ? Dans les moments les plus critiques de son existence, son instinct de survie devrait biologiquement prendre le pouvoir. Ah, que la comédie humaine est risible.

 

Dans ce théâtre naturel la place revenait pourtant au drame. Comment un citadin qui ne fut pas même un gosse des rues, habitué à se battre, à se débrouiller en toutes circonstances, pourrait-il s'en sortir dans ce monde végétal ? Comment un homme qui crût sous les rayons chaleureux de l'insouciance saurait-il survivre au milieu de cette obscure hostilité ? Et le hic (le toc, le boum, le vlam, le pam, le crr, le vrr, le bzz, le aïe !) s'annonçait dans le fait que je n'étais point bricoleur et n'avais pas même un petit canif dans la poche pour tenter quoi que ce soit. La chasse et la pêche ne correspondaient pas à mon mode de vie. Quant aux notions élémentaires de secourisme conditionnées à l'école, elles avaient dépassé depuis longtemps la date de péremption. Et ce n'était pas mon ignorance concernant tout autre connaissance rationnelle qui allait pouvoir me rassurer. Ma blessure était-elle grave ? Un homme affamé et blessé, peut-être même mourant, pouvait-il affronter nuitamment le vent glacial ainsi que la froidure humide de la forêt ? Combien de jours résisterait-il sans boire ni manger ? Allait-il sombrer dans un profond sommeil proche du coma et ne plus se réveiller ? Quel animal s'attaque à l'homme blessé ? Fallait-il crier très fort pour éloigner d'éventuels prédateurs ou valait-il mieux ne pas appeler au secours afin de conserver les dernières forces ? L'heure de l'ultime masturbation avait-elle sonnée ?

 

Je regrettais de ne plus fumer. Dans cette situation désespérée, mon vieux briquet à essence m'aurait procuré un peu de chaleur et les cigarettes m'auraient figé dans une posture de l'imagerie romanesque. Même pas une flasque d'alcool dans les poches pour me consoler. Ah, le roman noir perd ses valeurs… Pourquoi n'étais-je pas un détective privé, beau mais mal rasé, avec un colt mais sans le sous pour acheter des balles, chargé de retrouver le vieux et riche mari disparu d'une splendide créature aux cheveux décolorés. Malgré mon humour provoquant et mes allusions à sa nouvelle liberté dorée, la dame raffinée prendrait conscience de mon intelligence supérieure et succomberait à mon charme irrésistible. Elle se donnerait sans attendre et connaîtrait enfin l'extase sur mon bureau poussiéreux. Mes relations douteuses ainsi que mon sens brillant de la déduction m'auraient conduit dans cette forêt à la recherche du cadavre du mari enterré sous un gros chêne. Là, m'attendraient deux tueurs payés par l'amant de la salope. J'aurais butté le premier, grâce à mon adresse au tir et aux balles toutes neuves de mon vieux et fidèle colt usé, tandis que le deuxième m'aurait troué le pied droit avec un calibre 9mm avant de réussir à s'échapper… Etc.… Etc.…

 

Mais je n'étais pas détective privé et devais me contenter de mon statut de chômeur. J'étais parti au petit matin, les mains dans les poches et le cœur léger, avec la certitude d'être rentré chez moi avant la nuit, et loin de m'imaginer qu'il m'arriverait une telle aventure. J'avais simplement l'intention d'aller à la cueillette aux champignons. Je n'y connaissais pas grand-chose à vrai dire, c'était un prétexte pour me balader tranquillement en forêt et m'enfuir quelques heures de la grisaille urbaine où je vivais.

 

J'avais d'abord traversé la campagne sous les croassements moqueurs de corbeaux en vadrouille. Mais les champs étaient trop bruyants. Les paysans sont d'infatigables travailleurs modernisés. J'avais alors bifurqué par un petit chemin qui sentait la noisette pour gagner une belle forêt touffue. À moi les champis ! Les champis ! Les champis… Gnons ! Il avait beaucoup plus la veille et mes blanches baskets s'enlisaient dans une mélasse automnale plus vicieuse encore que des sables mouvants. Enfin, j'imagine, parce que le seul sable mouvant que j'ai eu l'occasion de fouler est celui de la plage.

 

Le jour disparaissait lentement, sournoisement au fur et à mesure que je m'enfonçais dans les bois. Au bout d'un certain temps j'en étais arrivé à la conclusion que mon sens de l'orientation se trouvait totalement désorienté. Alors j'avais fait une pause. Soudain un bruit, à quelques mètres derrière moi, m'avait tant effrayé que je m'étais enfui à toute allure de peur de voir surgir un sanglier. Courir un cent mètre au travers de branchages, de ronces et autres saloperies végétales qui hantent la forêt ne vous arrange pas la plastique. Par ailleurs, la chute était inévitable.

 

Et voilà comment je me retrouvais tel un gland à se ramasser sous son chêne. Avec un pied qui enflait dans sa chaussure, loin, si loin de sa pantoufle. Un pied qui ne saignait même pas. Pas un seul trou de balle perdue provenant du fusil d'un chasseur maladroit. Pas la plus petite morsure de piège à loups à la cheville. Il n'y avait pas de loups dans cette forêt. Juste un couple d'écureuils, des oiseaux, des lapins, et peut-être deux ou trois serpents. Oui, des venimeux. Et aussi des rats, de gros rats aux yeux injectés de sang, avec des dents longues comme des lames de couteaux. Et des araignées énormes, velues, mortelles. Et toutes sortes d'insectes hideux et venimeux. Oui, je devais être courageux et survivre à cette terrible nuit afin de pouvoir raconter mes aventures dès mon retour à la maison. Le plus désolant de l'histoire reste le fait que je n'ai jamais trouvé de champignons.

 

1990

 

 

 

ARISTIDE PINCE

 

Bien qu’Aristide Pince fût un artiste peintre de talent, sa renommée demeurait encore incertaine. Jusqu'à présent, lui seul s'attachait à reconnaître ses dons de sorte que ses tableaux ne retenaient l'attention d'aucune galerie d'art. Tant qu'il ne serait pas à la mode, il ne saurait être question qu'il passât pour un maître.

 

Le temps passait, incontournable. Notre peintre maudit vivotait grâce à la petite rente sociale, et travaillait sa peinture sans relâche du soir au matin. Un jour, un chômeur et néanmoins amateur d’art éclairé tomba en arrêt devant un tableau de Pince exposé dans le hall d'une agence Pôlemploi. Son titre : L'espoir cherchant la confiance. Sur un fond blanc de deux mètres sur deux, une figurine tracée à l'encre de chine et vaguement centrée évoquait, selon l'imagination de chacun, un petit homme ou un petit singe, ou bien un oiseau muni de longues et fines pattes, ou bien encore une tache d'encre pardessus laquelle aurait éternué son auteur. Ce que la pensée d'un être intelligent savait en déduire allait de soi : l'espoir semblait bien sombre, bien chétif et la confiance difficile à trouver tant elle se perdait dans cette blanche immensité.

 

Le chômeur, à défaut d'oseille, était pourvu d'un œil érudit et d'un cœur poète. Il ne perdit pas de temps à diffuser sa découverte. De bouches en oreilles et d'oreilles en bouches, un riche Arabe fut mis au courant de l'existence du fameux tableau. Ce milliardaire en pétrodollars, qui s'intéressait à tout ce qui ressemblait de près ou de loin à des puits de pétroles, pardon, au tachisme, décida de se rendre compte par lui-même. Un jour une limousine longue comme le pont supérieur d'un paquebot s'arrêta devant l'agence. Le directeur en sortit avec le tableau précieusement rivé à ses blanches mains, puis installa son protocole bien au fond du véhicule princier. Le temps fut également compté. Dix minutes plus tard, le fonctionnaire réintégra son devoir, quelque peu grandi de son aventure. Un large sourire lui barrait le visage tandis qu'il saluait à grands coups de menton le cul de l'auto en partance.

 

Aristide Pince vendit ainsi son premier tableau à un amateur d'art exotique qui paya comptant sa marchandise. Ce prince du pétrole avait une cour à la bourse. Notre peintre ne tarda donc pas à figurer sur la liste officielle parmi les plus grands de ses congénères.

 

Pince était un éternel insatisfait. Aussi se prit-il d'une manie qui fit grandir encore sa réputation. Profitant de son audace et de ses dons de cambrioleur, il s'introduisait chez les récents acquéreurs de ses œuvres, de préférence en leur absence, afin d'apporter à celles-ci une touche qu'il espérait définitive. Bien entendu son premier tableau vendu fut l'exception qui déclencha cette règle, puisque l'émir aussitôt rendu à ses puits de pétroles, Pince ne put jamais retrouver son Espoir.

 

La deuxième toile qui intégra le marché de l'art s'intitulait Le champs d'honneur. On y distinguait sur un fond bleu nuit une tache rouge sang qui faisait penser à une arène autour de laquelle gesticulaient de jaunes vociférateurs. L'acheteur, un riche industriel dont l'intention était d'exposer l'œuvre dans un coffre en Suisse, suivit les conseils de ses avocats et se fit fort de prévenir l'artiste par lettre recommandée qu'il lui accordait deux jours et deux nuits pour assouvir son rite.

 

À son retour de voyage, l'ennemi de l'art se précipita dans son salon pour découvrir les fluctuations de son tableau. Il constata que le centre de l'arène était jonché par des cadavres de silhouettes sombres et que d'obèses toreros, coiffés de noirs gibus et aux habits tachetés de sang, sectionnaient les bourses des défunts afin de les brandir victorieusement à une foule en transe.

 

Le temps continuait à passer, toujours aussi incontournable. Aristide Pince vendait ses tableaux comme des petits canons. Le marché de l'art lui réclamait plus de quantité. Mais Pince goûtait aux joies qui remplissent la vie des gens fortunés. Il n'avait que peu de temps à consacrer à la peinture. Ce qui avait pour tragique conséquence d'augmenter le prix de ses toiles. Plus il devenait riche et moins il était inspiré. La qualité de ses œuvres baissait proportionnellement à son inspiration. Les critiquent tiquaient. Bientôt il fut accusé de ne pas achever volontairement son travail. On lui reprochait d'avoir transformé son insatisfaction naturelle en style. On mettait en doute sa sincérité. Il courrait même des rumeurs selon lesquelles Pince employait de jeunes peintres débutants et doués pour créer à sa place. Mais notre artiste, bien loin de tout ce tapage médiatique, continuait à profiter des bienfaits de la vie.

 

La dernière toile de Pince fut controversée. Elle était baptisée Racket. Trois rangées de silhouettes colorées se superposaient dans la partie supérieure du tableau. Au-dessus, un premier rang de fortes corpulences représentait des hommes avec les bras en l'air. Au milieu, des formes féminines s'alignaient dans une posture identique. Au-dessous se tenaient les mêmes, savamment mixés, mais réduits de manière à évoquer des enfants. La disposition ainsi que le ton des couleurs rappelaient le drapeau des Pays-Bas. La partie inférieure du tableau était restée d'une vierge blancheur.

 

Cette nouvelle création fut reçue comme un pied de nez aux critiques qui mettaient en cause la sincérité du peintre. Les débats entre spécialistes n'en finissaient plus. Les néophytes s'ennuyaient en s'instruisant et le prix de l'œuvre augmentait proportionnellement à la publicité qui l'entourait.

 

Le tableau fut acheté par la femme adroite d'un ministre un peu gauche qui dilapidait le portefeuille de la culture dans un gouvernement de centre racoleur qui dirigeait le pays fort maladroitement. À l’occasion d'un voyage protocolaire, le couple en question transporta ses rondeurs vers les tropiques. Comme il avait été convenu entre les parties, Aristide Pince s'installa une semaine dans les meubles des notables. Il occupa les six premiers jours à vider le réfrigérateur et le bar de ses hôtes, encouragé par de mauvais amis néanmoins bons vivants. Il passa les cinq premières nuits avec des femmes libérées et vénales. Enfin, il sombra dans un profond sommeil au seuil de la sixième nuit. Le dernier jour Pince se mit au travail, conscient qu'une réputation se gardait en conserves ou crevait de faim.

 

Lorsque le couple de nantis débarqua ses kilos superflus dans le luxueux appartement, acquis grâce à une solide amitié sise à la mairie de leur chère capitale, il découvrit que tout était sans dessus-dessous et que plusieurs objets de valeur, pardon, d'art, avaient disparu. Le tableau était accroché en lieu et place de leur écran géant de télévision. Dans l'espace blanc figuraient deux sortes de boules humaines habillées de cérémonie. On pouvait distinguer qu'elles étaient de dos et que chacune d'entre elles représentait un genre : masculin et féminin. Elles paraissaient menacer leur vis-à-vis.

 

Le temps, définitivement incontournable, était bien passé pour Aristide Pince. Sa côte de valeur, pardon, de popularité, baissait en bourse. Le peintre, dilapidant son argent, se consacrait davantage à la démesure de son existence qu’à la production de ses œuvres. Il se retrouva démuni et donc moins séduisant pour ses amis de fortune. Quant à ceux de la première heure, qui évoluaient dans des sphères plus saines, il les avait perdus de vue depuis longtemps.

 

Un soir de déprime, se découvrant plus seul et miséreux que d'ordinaire, Aristide Pince but plus que de raison, entre deux lignes de coke, et fit son autocritique. Malheureusement, l'alcool était mauvais et la poudre maculée…

 

1990

 

 

LAS DU CŒUR

 

 

La fille vient de partir. Son parfum rôde toujours dans les draps froissés. Elle ne reviendra pas. Comme toutes les autres, elle pense qu'il n'a pas de cœur et qu'il ne désirait que son corps. Tu t’éloignes dès que tu te lèves, lui avait murmuré une grande rousse, encore alanguie. Ton cœur de pierre me blesse ! lui avait crié une torride brune, après une stupide dispute. Parfois tu es froid, lui avait reproché une douce blonde au petit matin.

C'est vrai qu'avant d'aimer une femme, il prend soin de lui dire qu'il ne croit pas à l'amour. Par la suite, Pierre a coutume de répéter qu’il ne croit que ce qu’il voit, oubliant qu’il faut parfois du temps pour ouvrir les yeux. Pour que les choses soient claires. Comme ses yeux. Il les a bleus comme deux blessures. Les blessures des yeux de Pierre s'ouvrent au rythme de ses paupières. Il en souffre. Dans le fond, Pierre a le cœur tendre. D'ailleurs, à force de tendre il s'est déchiré. Douleurs d'une nuit. Déceptions de l'aube. Souffrances provoquées par les cicatrices des lendemains de lucidité. Il songe à tous ces frottements de chairs obscures. Toutes ses aventures lui laissent un goût amer de solitude. Pourtant il recommence à chaque fois, en se disant que peut-être cette fois…

Les pulsations de cette salsa agissent tel un défibrillateur sur tout ce qu’il y a d’humain autour de la piste. Les yeux bleus de Pierre dansent sur le corps d’une grande brune aux lèvres vermeilles. Petite robe rouge moulante. Escarpins pourpres. Elle s'ébroue, piaffe, tourbillonne afin de se prouver qu’elle est toujours en vie. Pierre est sous le charme de l’animalité.
Soudain, la fille abandonne sa transe et se dirige vers le comptoir surpeuplé. Elle s'infiltre doucement entre lui et un grand costaud. Il s'écarte légèrement pour lui faire de la place tandis que l'autre consommateur ne cède pas un bout de son territoire. Le suave parfum de la belle agit comme un euphorisant. Pierre se fend. Un sein distrait effleure son bras. Pierre étincelle. Un mouvement de foule la colle tout contre lui. Pierre durci. Elle commande à boire. Il entend sa voix grave et gaie. L'autre homme fait une tentative maladroite d'abordage, mais se fait aussitôt envoyer par le fond. Au bout d'un moment, elle se tourne vers lui et lui sourit. Pierre bruit :
- Je l'ai trouvé.
- Qu’est-ce que vous avez trouvé ?
- Un cœur à prendre. Le votre. Voulez-vous l'échanger ?
- Contre quoi ?
- Le mien. Ça serait un bel échange, qu'en dites-vous ?
- Un cœur de femme dans un corps d'homme, ça fait désordre.
- C'est pourtant si joli un cœur de femme chez un homme.
Pierre énumère à Claire (c’était son nom) les enrichissements qu'apporterait un tel échange : ça donne du ressort au corps masculin, ça attendrit le muscle, ça raffine le geste et ça sensibilise le cerveau. Et lorsqu'elle lui demande ce que son cœur à lui transformerait dans son corps à elle, il lui répond que ça lui permettrait peut-être de mieux comprendre les hommes. Au petit matin, bien qu'ils n'aient pas fait le tour de la question, ils décident d'aller chez lui faire l'échange.

Ils vont se revoir. S'habituer à être deux ensembles. Le temps passe. Un jour de dispute, pour une chose sans importance du quotidien venue au mauvais moment s’immiscer dans leur amour naissant, Claire lui fait un reproche. Et Pierre tombe. Il redevient mâle. Il redevient con. Ce changement de caractère ne passe pas inaperçu. Elle demande des explications. Alors il se cherche des excuses. Mais Claire n'est pas dupe.
- Pierre, tu m'exaspères, lui dit Claire.
- C'est ce qu'on appelle un rejet.
- Quoi ?
- La greffe ne tient pas.

Ils décident de ne plus se voir le temps de savoir s'ils ont encore envie se revoir. Claire pleure un peu, souffre le nécessaire et le hait enfin tant elle l'aimait. Pierre roule quelque temps sa bosse par-ci par-là. Il regrette, se traite de salaud, d'aveugle, songe parfois à retourner se jeter aux pieds de Claire si voyante, si pure.

Un jour, il s’exécute. Pierre se rend chez Claire, qui ne lui a toujours pas pardonné. Ils s'observent, mine de rien. Ils se parlent de tout et de rien. Il la touche, l'air de ne pas y toucher. Elle se couche sans l'intention de coucher. Il lui fait l'amour comme une bête et elle comme une absence. Quelque chose a changé. Il cherche à savoir. Mais Claire reste obscure. Elle lui paraît encore plus belle qu'auparavant, plus gaie qu'aux premiers jours. Elle a si bonne mine que ça le mine. Pierre broie du noir.


Et le temps continue de faire son ménage. Un jour, Pierre craquelle :
- Si tu ne veux plus de moi en toi, que faisons-nous encore sous le même toit ?
- Tu as raison, Pierre, mais ton cœur ne le sait pas encore.
- Cessons cette relation minérale.


L'homme vient de partir. Il ne reviendra pas. Son odeur ne flottera pas longtemps dans la chambre de la jeune femme. Elle ouvre la fenêtre, respire profondément la fraîcheur du soir et ses lèvres vermeilles sourient à la nuit. Ce roc a cédé comme les autres, se dit-elle.

Comme tous les autres.

 

1991

  

 

L’ACCIDENT

 

Dans un coin du cœur de la ville, quelques pigeons viennent se poser sur une petite place ombragée. Une vieille dame leur jette des graines en les appelant, puis va s’asseoir sur l’un des bancs en bois, dos à la rue principale, pour les regarder picorer. Peu de voitures circulent sur cette rue. Une camionnette diesel, dotée d’un pot d’échappement tuberculeux, vient à passer bruyamment. Bientôt suivie par un cycliste sexagénaire en tenue complète de coureur. Celui-ci rouspète après le pollueur, le poing en l’air et les narines dans le gaz. Sur le trottoir qui longe la place, quelques piétons s’éparpillent ça et là. Un couple âgé promène un caniche gris. Le chien oblige soudain la femme qui le tient en laisse à stopper. Il lâche aussitôt une crotte sur le trottoir. Le vieux est honteux de la scène. Il jette des regards craintifs aux alentours en donnant de légers coups de pieds dans le croupion de l’animal qui s’évertue à renifler ses solides besoins. La vieille feint de n’avoir rien vu et tire sur la laisse de manière à s’éloigner le plus rapidement possible. Le couple croise une contractuelle qui leur fait un charmant sourire en désignant le caniche d’un œil connaisseur. Quelques mètres plus loin, la jeune femme en uniforme bleu marche sur la crotte et peste en faisant le rapprochement avec le couple au caniche.

De l’autre côté de la rue, les longs cheveux d’une gamine défient les rayons du soleil. Elle rit, une main dans celle de sa mère et l’autre tenant un joli sac en plastique rempli de bonheur bleu. Elles s’apprêtent à traverser la rue au niveau d’un panneau indiquant un passage pour piétons. La petite fleur lumineuse s’échappe soudain de la tige maternelle pour s’élancer sur la chaussée à la poursuite d’un pigeon. Á cet instant, un fourgon surgit du bitume. Les cris de la mère sont couverts par le bruit du moteur. Le monstre saisit la petite dans sa gueule et la jette violemment à terre tout en la piétinant de ses pneus gonflés de haine. Un bourreau invisible écartèle les yeux humides de sa mère qui avale un long cri. Après quatre ou cinq secondes de paralysie, elle s’effondre sur le petit corps mutilé. La bouche maternelle plonge dans la chevelure souillée de la fillette et décharge mille gémissements de haut voltage.

Les mains du conducteur sont restées collées au volant durant toute la scène. La jambe raidie sur le frein pèse des tonnes. La radio du fourgon diffuse une publicité alimentaire vantant la qualité de la viande de bœuf labellisée. Coup de poing. Bris de plastique. Silence. Le chauffeur s’extirpe de la cabine en se grattant les fesses. Il s’agenouille devant le pneu coupable et enlace l’obscène caoutchouc indifférent à ces attouchements désespérés. Pleurs. Gémissements. La contractuelle se précipite vers le macabre spectacle, mais stoppe net son élan. Elle a comme un hoquet et porte une main à sa bouche en relevant ses épaules. Elle fait quelques pas encore, puis se retourne pour se pencher au-dessus du trottoir. Sa digestion troublée s’écoule librement dans la rigole.

Coupez ! lance le réalisateur en joignant le geste à la parole. Je crois qu’on va la garder, dit-il à son assistante habillée en contractuelle. Elle s’essuie la bouche avec un mouchoir en papier et s’avance vers lui. La fausse maman se relève pour les rejoindre. Tous les trois se regardent en échangeant un sourire de satisfaction. Le réalisateur se réajuste les lunettes sur le nez avant de féliciter les deux femmes. Elles sont ravies et se dirigent vers la caravane à l’intérieur de laquelle conversent la maquilleuse-coiffeuse, qui fait également office de couturière-costumière, et deux policiers municipaux.

Trois machinistes sortent de nulle part et s’agitent en tous sens. L’un d’eux ramasse le mannequin sanglant. La petite fille, dans sa jolie robe bleue et une sucette à la bouche, court après les pigeons dispersés sur la place. Le faux chauffard, animé par un besoin impératif d’aller aux toilettes, referme la porte du fourgon. L’un des machinistes l’aborde pour lui demander de déplacer l’engin du milieu de la chaussée. Le chauffeur, pressé par son envie, se dépêche d’effectuer la manœuvre.

Assise à l’ombre d’un platane, la vraie mère de la petite fille, qui a pour habitude de l’accompagner dans tous ses tournages, a assisté à la scène de l’accident en murmurant des oh, qu’elle est belle ma fille, qu’elle est douée devant une caméra, ça fera une grande actrice... Á un moment, elle se lève pour appeler la fillette et lui demander de la rejoindre.
La petite, obéissante et naïve, se met à courir pour traverser la rue principale. Elle est alors percutée de plein fouet par l’arrière du fourgon au moment où elle traverse la chaussée. Toute vie humaine en action sur la place se retrouve figée. Dans la flaque de sang, la petite tête blonde n’a plus rien de lumineux. Les membres inférieurs sont démantelés comme ceux d’une vieille poupée oubliée au fond d’une malle, dans un grenier poussiéreux. La mère s’évanouit sur le trottoir... Un machiniste se précipite au secours de la mère inanimée. Il ne peut s’empêcher de reluquer les cuisses dénudées de l’évanouie.

Un collègue vient lui porter de l’aide. Ses yeux glissent également le long des cuisses nues. Mais les deux hommes retrouvent immédiatement leur lucidité lorsque leurs yeux se croisent. L’un d’eux sort déjà son portable pour appeler du secours. L’autre donne de petites tapes sur les joues de l’évanouie. Un monsieur d’un certain âge, habillé élégamment, s’accroupit entre les deux hommes en déclarant être vétérinaire. Les techniciens se regardent sans comprendre. Le vétérinaire s’affaire déjà à déboutonner le chemisier de la mère. Elle ne porte pas de soutien-gorge et les trois hommes sont un moment fascinés par ces deux seins assoupis. Le vétérinaire donne des directives pour rompre le charme et installer la science.

Les mains collées au volant, le chauffard n’ose pas sortir de la cabine. La température de son corps augmente. Sa transpiration s’écoule librement. Il tremble et jappe comme un chiot oublié là par sa mère. Les yeux fixés sur le rétroviseur extérieur. Il regarde, au travers d’un voile de larmes, cette petite jambe nue qui dépasse. Ce petit pied déchaussé. Soudain sa tête s’effondre sur le volant. Un long coup de klaxon, sirène effrayante bousculant les vies, déclenche la pendule du temps sur cette place qui s’anime de nouveau.

Les statues de sel, redevenues humaines, s’affairent pour faire ce qu’il faut faire. Pas grand-chose. Les deux policiers municipaux, sortis précipitamment de la caravane, refoulent les curieux. Quelques secondes après, la maquilleuse-coiffeuse, une main cachant sa bouche grande ouverte et l’autre se rajustant le chemisier, sortirait à leur suite. L’actrice qui jouait la mère et l’assistante sont en larmes l’une dans les bras de l’autre. Le réalisateur les rejoint en courant. Arrivé à leur hauteur, l’air atterré, il esquisse un geste les invitant à entrer dans la caravane. L’actrice se mouche deux fois de suite et obéit la première. L’assistante, encore habillée en contractuelle, hésite un instant en portant la main à sa bouche. Elle jette enfin un regard impuissant au réalisateur et vomit sur les chaussures du malheureux.

 

1990

 

 

RENCONTRE

 

 Le ciel est gris, ce matin. L'air humide et il fait froid. Tu as mal dormi, comme d'habitude. Depuis un mois, tu ne passes plus une nuit sans être tenaillé par des insomnies. C'est fatigant. Tu te lèves avec la bouche pâteuse. Un arrière-goût amer de la veille qui n'encourage pas à recommencer. Et pourtant, c'est exactement ce que tout le monde fait. Chaque jour.

Alors tu restes indifférent à tout ça. Tu te dis que la lumière, la chaleur et la salubrité sont à l'intérieur de toi. Tu chantes en prenant ta douche, heureux de cette érection matinale, tu t'habilles en blanc, content de la générosité de tes selles, tu souris en dégustant ton petit-déjeuner. Et c'est sur un rot bienheureux que tu te décides à sortir.

La ville est triste. Il fallait s'y attendre. Le climat décide de la gaieté d'une ville et participe à l'humeur de ses habitants. En sortant du bureau de tabac, à peine as-tu le temps d'ouvrir ton paquet de cigarettes qu'un passant t'en sollicite une. Tu lui tends la blonde et le regardes plus attentivement. Ce n'est pas un passant ordinaire. Alors que la plupart passent et repassent souvent aux mêmes endroits, lui serait plutôt du genre à errer d'un état à l'autre. Comme tu souris en lui offrant du feu, il te demande si t'aurais pas dix francs… Effectivement, la buraliste, par le plus grand des hasards, t'a rendu dix francs de monnaie. Tu lui fais cadeau de la pièce en rigolant franchement. Il s'énerve alors et te crie que tu as tort de te foutre de sa gueule, que tu ne dois pas le mépriser, qu'il te vaut bien et qu'il vaut tous les hommes. À ton air stupéfait, il répond par un bras d'honneur mou et s'en retourne, titubant et semant quelques borborygmes aux alentours.

Tu t'efforces d'oublier cet incident minuscule au regard des incompréhensions humaines qui nous délient quotidiennement. Un peu plus loin, une jeune et jolie femme brune te croise en souriant et cela suffit à ton bonheur journalier. Pour être tout à fait sincère, il faut avouer que son apparition te réjouit particulièrement car ce n'est pas la première fois que tu la vois.

Le jeudi est jour de marché sur cette petite place. Cela doit faire environ un mois que tu viens y traîner ton âme, non sans espoir. Tu flânes au gré des cris, des odeurs et des couleurs, jusqu'à midi, sans acheter quoi que ce soit, uniquement pour le plaisir des sens. L'essentiel réside dans le désir, c'est-à-dire le manque, non la possession, te dira plus tard cette jolie femme libérée.

Le jambon n'est pas bon, le pain date et le bistrot est peu à peu envahi de PM-istes. Bien sûr tu pouvais aller ailleurs. Tu es un homme libre, sachant faire preuve de bon goût et connaissant de bonnes adresses. Mais ce café est fréquenté par la femme qui, depuis un mois, hante tes rêves et dérègle ton sommeil. Tous les jeudis, autour de midi, elle dépose à ses pieds son panier d'osier que tu imagines rempli de verdure et de charcuterie bio, commande un verre de vin rouge, le déguste et puis s'en va. Parfois elle tire un saucisson de son panier, découpe une tranche avec son couteau Laguiole au manche nacré et la grignote avec un morceau de tourte au seigle. Ce rite dure environ une quinzaine de minutes.

Cette fois-ci, tu es arrivé le premier. Une deuxième pression t'aide à l'attendre. Si elle savait, si seulement elle pouvait se douter du pouvoir que son apparition exerce sur la vie et surtout dans les rêves d'un pauvre inconnu… Mais le temps passe. Elle ne vient pas. Tu désespères. Son sourire signifiait certainement quelque chose… Toi, je t'ai repéré, je sais que tu rôdes tous les jeudis dans ce marché, je sais que tu me suis jusqu'au PMU du coin et que tu m'observes en cachette, et puisque tu ne te décides pas à m'aborder, puisque je n'éprouve pas le besoin de le faire à ta place, eh bien tant pis pour toi, ce sourire est le dernier souvenir que je t'offre de moi, adieu.

 Évidemment, le jour où tu es décidé à lui parler, ta brune apparition ne se montre pas. Enfin… C'est peut-être parce que tu sens qu'elle ne viendra plus que le courage te gagne. Oui, tu veux lui dire. Des mots simples que les hommes disent aux femmes : tu es belle, d'une beauté émouvante, authentique, sans chichis ni falbalas, les courbes de ton corps affolent mes esprits, ah ! si tu savais comme je te désire, ça te révolterait, tu te dirais mince ! c'est pas croyable un tel désir, ça peut pas exister… eh bien si ! c'est possible, tu l'as devant toi.

Nous y voilà. Elle te manque, tu la désires. Ce sentiment n'a jamais été aussi fort. Alors même qu'elle échappe à ton regard pour se réfugier dans ta mémoire, tu réalises à quel point sa présence t'est indispensable. Et tu te sens tout à fait capable de lui révéler cette dépendance.

Tu attends cinq longues, cinq fébriles minutes de plus, prêt à tout, sûr de toi, et puis tu t'en vas. Dépité. La vie ne s'arrête jamais pour nous attendre. Il faut se débrouiller pour la prendre en route. Difficile, hein ?

En refermant le plus lentement possible la porte vitrée du bar, tu te prépares à une confrontation inévitable. Elle est là, dehors, assise sur un banc public de la petite place qui se vide de ses marchands ambulants. Elle a les yeux braqués sur toi. Tu dois immédiatement lâcher la poignée de cette porte sous peine d'y rester ridiculement collé… Allez ! un peu de courage, aujourd'hui est un bon jour.

Elle te sourit en donnant du mouvement à sa longue chevelure. Tu ne peux plus te défiler. Quelques pas vous séparent. Tes jambes tremblent, ton cœur s'émeut, ta bouche est sèche et ton vocabulaire stérile. La première phrase peine à sortir, les premiers mots se bousculent sur ta langue, des contractions subliminales déforment ta bouche. Tu voudrais t'évanouir.

 

De sa beauté, tu ne doutes plus. Son visage est fin, ses yeux sont clairs et sa bouche généreuse. Quant à son intelligence, la voilà qui t'aborde d'une voix grave.

- Bonjour, Monsieur l'inconnu du jeudi.

- Salut. Vous m'avez posé un lapin.

- Je suis au rendez-vous. Mais vous n'étiez pas au bon endroit.

- Si vous voulez…

- Vous désirez me parler ?

     - Oui… enfin, pas tout de suite, je veux dire que ça presse pas, on peut faire connaissance avant.

     - Bien, alors, asseyez-vous donc auprès de moi, il reste un peu de place au soleil. Regardez comme c'est triste, un marché qui se vide. Maintenant vont arriver ceux qui n'ont pas les moyens d'avoir faim, les errants des villes, ils vont fouiller les cagettes et en chasser les pigeons… Voulez-vous goûter une tomate bio ?

       - Non, merci. Vous êtes… vous êtes…

       - Oui, je suis car je pense. Et vous, à quoi pensez-vous lorsque vous m'observez, le jeudi, au PMU ?

       - Je… je ne pense à rien. Je vous regarde, simplement. Et lorsque mes yeux sont posés sur vous, j'ai l'impression de flotter. Une sensation étrange d'abandon envahit mon corps, il ne réagit plus. De même ma pensée semble vidée de toute réflexion. Je ne suis plus qu'une âme, son frémissement.

     - En clair, Monsieur le poète, je ne vous fais pas bander et n'éveille pas la moindre curiosité en vous ? C'est ça, vraiment ?

     - Vous êtes impitoyable. Et taquine.

     - Et vous un grand timide qui cherche désespérément son courage. Mais vous me plaisez. Je pressens chez vous un imaginaire riche qui ne devrait pas avoir de mal à combler un certain idéalisme féminin.

     - Le vôtre ?

     - Celui de la femme en général.

     - Si la femme en général pouvait vous entendre…

     - Ah, je vois que de ce côté-là vous semblez avoir des difficultés. Il n'y a pas une femme, dans votre vie ?

     - Non. Et depuis longtemps…

- Pardonnez-moi d'être aussi directe, mais… avez-vous un problème avec les femmes ?

- Un problème ?

- Oui. Un homme tel que vous, encore seul, et à votre âge, pardonnez-moi, je n'insinue pas que vous soyez un vieux garçon, mais… je ne doute pas que vous plaisiez aux femmes, alors ?

- Alors, rien.

- Je vous sens un peu bloqué…

- Vous êtes sidérante.

- Parlez-moi, je crois que c'est le moment. On parle plus facilement de certaines choses à des inconnus, vous n'êtes pas de cet avis ?

- Je n'en sais rien… mais je peux essayer. ­

- Je vous écoute.

- Si je vous disais que mon désir s'estompe lorsque l'objet de ce désir s'y abandonne…

- L'essentiel réside dans le désir, c'est-à-dire le manque, non la possession. Ceci est valable pour l'intellect. Mais lorsque enfin une femme s'offre à vous, oubliez donc vos considérations philosophiques. Vous n'êtes plus un observateur ou le narrateur de l'action, mais vous êtes l'action. Laissez votre corps prendre le relais. C'est un conseil fraternel.

- Merci de votre humanisme. C'est vrai que je ne vis jamais l'instant. Je n'arrive pas à être en phase avec le cours de la vie. Mes pensées prédominent sans cesse sur le geste, toujours à chercher à comprendre, à contrôler, ça me retarde sur les évènements. Je suis comme ce touriste qui oublie de regarder, simplement, et qui se gave de photographies pour les détailler plus tard, dans la sérénité de sa maison.

- Vous êtes un vacancier de l'amour en congé de la vie.

- Après ça, que voulez-vous que j'ajoute ?

- Vous acceptez de déjeuner avec moi ?

- Oui.

 

 Tu n'en crois pas tes yeux et tes oreilles. Elle est là, attablée en face de toi, et vous parlez tranquillement comme si vous étiez de vieilles connaissances. Cela semble si facile de parler de choses sérieuses et futiles à la fois, de mélanger la réflexion et le rire. Elle fait preuve d'une simplicité naturelle à être, d'une désinvolture enthousiasmante, d'une authenticité communicative.

- Vous avez pris l'exemple du touriste qui oublie de regarder. C'est une métaphore de type voyeuriste. Il vous faut agir. Vous me faites passer le sel, s'il vous plaît… Entrez dans la réalité et laissez donc vos rêves pour vos nuits.

- Vous me plaisez beaucoup, vraiment. Mais quelque chose me gêne. Vous semblez si sûre de vous et de ce que veulent les autres.

- Je sais ce que je ne veux plus. Ce que j'ai déjà rencontrée chez les hommes et qui m'est insupportable. Et je ne désire plus souffrir.

- C'est facile à dire, et nous en sommes tous là. Je vous sers un autre verre de vin ? En fait, je me rends compte que vous êtes exigeante. C'est peut-être la raison pour laquelle vous êtes encore seule. Vous êtes seule ?

- Oui. Nous sommes tous toujours seuls.

- Je connais le couplet. Vous parliez d'idéalisme féminin, tout à l'heure. N'est-ce pas l'aveu que vous-mêmes aspiriez à un idéal masculin ?

- Oui. Nous avons tous besoin d'idéal.

- Je connais également ce couplet.

- Lorsque je rencontre un homme qui me plaît, je me donne entièrement et sans concessions. Et j'estime juste qu'il agisse de même. Vous aimez ?

- Oui, j'adore le carpaccio de saumon à l'huile d'olive… Tout le monde ne peut pas faire preuve de la même abnégation que vous.

- Ce n'est pas un sacrifice mais simplement de l'honnêteté. Je ne joue pas. Je ne triche pas. J'essaie de ne pas perdre mon temps. Et je sais aimer un homme, même si je n'en suis pas amoureuse.

- Je ne vous comprends pas. Et, de toute façon, je ne vous crois pas. Méfiez-vous des mots, ils sont parfois là pour masquer un manque de sincérité, de courage. Seuls les actes comptent. La tendresse, les caresses, le sexe ne se transmettent pas avec des phrases mais avec des gestes et des regards… Vous avez un bon appétit.

- J'avais faim.

- Je vous ennuie ?

- Pas du tout ! Continuez, je vous écoute.

- J'ai connu une femme qui me disait tout le temps tu ne m'écoutes pas. Elle ne me laissait jamais terminer une phrase sans précipiter ses mots et ses maux contre les miens. Elle avait une idée en tête et n'en démordait pas, quoi que je dise. Elle savait, comprenait, devinait tout avant de me permettre de lui expliquer que nous n'étions pas en train de parler de la même chose…

- Vous l'aimiez ?

- Non, je ne crois pas. Mais je l'aimais beaucoup… Vous voyez, moi aussi je peux jouer avec les mots. Je voulais lui apporter des moments de bonheurs immobiles, et surtout pas de souffrances. J'étais peut-être maladroit. Vous prendrez autre chose ?

- Non, merci… Peut-être vous désirait-elle trop à l'image de son idéal masculin… Forcément, ça ne pouvait qu'échouer. Elle était seule, un peu perdue, un peu dépassée, et elle vous a rencontré. Vous êtes un homme bien, alors elle a pris un peu de repos avec vous. Mais comme elle ne vous aimait pas vraiment, elle se méfiait. Vous vous en rendiez compte et ça vous blessait. Votre relation était un fossé. Alors vous ne vécûtes pas tout à fait heureux…

- Vous devriez écrire des romans à l'eau de rose, vous avez pas mal d'épines qui ne demandent qu'à faire saigner. Du café ?

- Non, merci. Laissons de côté la littérature et faisons un peu de mathématiques.

- Voulez-vous que je demande l'addition ?

- Oui, s'il vous plaît…

- Un et un font deux.

- Vous et moi, ça fait combien ?

- Ça peut faire beaucoup…

- Vous avez des préservatifs ?

- Oui.

 

Une fois de plus ce ne sont que frottements de chairs. Deux corps étrangers qui s'emboîtent sans se connaître davantage. L'excitation est pourtant là, dans l'air, dans vos corps. Les souffles sont courts. Les mains fébriles. Les bouches actives. Vous faites ce que vous pouvez, ce que vous savez, du mieux possible. Vous y croyez. Et ça dure. Trop. Ton sexe abandonne. Elle te dit que ce n'est pas grave, que ça arrive, que ça ira mieux demain matin.

- Tu veux en parler ?

- Non.

- Tu veux que je te parle.

- Non. Excuse-moi, mais je crois que je vais essayer de dormir.

- Bon. Allez, viens là, tout contre moi, et dormons.

- Tu regrettes ?

- Et qu'est-ce que je dois regretter, au juste ?

- J'ai pas assuré…

- Allez, dors, tu voulais dormir, non ?

Tu es en sueur. Tu avais oublié que deux corps dans un même lit font monter sa température. Elle dort encore, et sa respiration berce ton réveil. Tu sens son odeur. Tes yeux s'ouvrent sur ses fesses qui te sourient. Ça t'excite. Est-ce que tu as le droit de la réveiller pour lui faire l'amour ? Non, de toute façon, le courage te manque. Mais poser délicatement ta main sur ses fesses sans la réveiller, juste tenter de t'immiscer dans ses rêves… Quelques soupirs s'échappent par intermittences de son sommeil. Tu imagines que probablement une main lui caresse les fesses, quelque part, dans un de ces décors oniriques, et qu'elle aime ça. Elle se retourne vers toi en émettant un petit clapotis avec ses lèvres entrouvertes. Son haleine sent le sommeil, peut-être que si tu la respires un moment tu vas te rendormir…

 

À ton réveil, tu constates qu'elle t'observe. Son regard, aussi sérieux que sa bouche, glisse lentement le long de ton corps et s'arrête sur ton érection matinale. Un sourire se forme sur ses lèvres, mais disparaît aussitôt. Ses yeux clairs se posent sur les tiens. Ta brune te sourit et tu vois ses belles dents blanches. Elle te dit bonjour à l'oreille, dépose quelques baisers fugaces sur tes lèvres fermées et, en faisant jouer sa chevelure, te demande si tu as bien dormi. Puis la voilà qui te monte dessus sans attendre de réponse.

- Tu as d'autres préservatifs ?

- Oui.

- Tu as envie de moi ?

- Oui.

- Alors ?

Ses cheveux te couvrent d'une cécité passagère, et tu en profites pour caresser à tâtons ses petits seins effrontés, puis ses fesses rondes de garçonne. Après de longs préliminaires, durant lesquels vous avez tour à tour le dessus, un premier orgasme l'emporte. Tu essais de te calmer afin de faire durer le plaisir. Elle réclame ton sexe. Tu obéis. Un va-et-vient se met doucement en route, de manière alternative et modulatoire. Au bout d'un certain temps elle te dit, indistinctement, qu'elle va jouir encore, qu'elle veut t'entendre crier comme elle, et te susurre de venir aussi. Ensuite elle te tend deux ou trois fois sa langue pointue et finit par te l'enfoncer dans la bouche. Quelques roulements puis elle se dégage et, tout en criant de plus en plus fort d'une voix rauque, elle te glisse un doigt long et fin dans l'anus. C'est excitant, tu es à bout et fait de ton mieux pour retarder l'éjaculation. Elle crie, transpire, t'enserre la taille de ses jambes et élève son bassin. À ce moment-là, sans trop savoir pourquoi, tu te demandes si elle prend vraiment son pied ou bien si elle n'en fait pas un peu trop. Tu as l'impression qu'elle joue le rôle de la femme qui prend son pied avec un inconnu dans une chambre d'hôtel. Quelle exubérance ! Tes pauvres ahanements te paraissent si insignifiants dans l'action torride qui vous entraîne. Tu n'arrives pas à crier. Ça ne vient pas. Tu ne vas pas te forcer, tout de même ! Tu te sens un peu ridicule, un peu bloqué. Elle te dit qu'elle va jouir. Tu te questionnes : Cela signifie-t-il que tout à l'heure c'était une fausse alerte ou bien qu'elle va jouir encore ?… À nouveau ces spasmes, tandis que ton érection s'affaisse. Tu te sens si impuissant. Alors tu la serres dans tes bras, tendrement. Elle te regarde fixement, sa lumière vient fouiller au plus profond de tes yeux. Comme si elle cherchait ton âme.

- Pourquoi tu n'arrives pas à conserver tes érections ? Je ne te fais pas bander ?

- Si.

- Alors ?

- Je ne sais pas, un blocage à la con…

- Tu veux en parler ?

- Une autre fois, d'accord ?

- C'est toujours ton cerveau qui travaille trop, hein ?

- J'en sais rien.

- Détends-toi, là…

- Excuse-moi.

- Arrête de t'excuser tout le temps. Il n'y a aucune raison pour ça. On va prendre le temps, tu veux bien ?

- Oui.

- Si on n'y arrive pas aujourd'hui, ni même demain, ce n'est pas grave, tu sais. L'essentiel ne réside pas là. Tu me plais beaucoup, et je suis sûre que tu es un garçon super. La timidité n'est pas un défaut, au contraire. Si tu savais comme ça me fatigue, les fanfaronnades du soi-disant sexe fort… Les hommes, en général, sont de piètres amants qui ne connaissent rien aux désirs des femmes. Ce sont elles qui peuvent leur apprendre comment fonctionne la sexualité féminine et non pas tous ces productions issues de fantasmes masculins à la con.

- Tu es gentille.

- Non. Tu te trompes, je ne dis pas ça uniquement pour te remonter le moral. Mais parce que je crois que c'est la stricte vérité. Tu acceptes mon aide ?

- Oui.

 

Non, ça n'a pas été un nouvel échec. Cette femme est un peu déconcertante, mais voilà une rencontre intéressante. Tu ne vas pas abandonner. Pas question de prendre la fuite, et de te morfondre tout seul dans un coin, en t'imaginant qu'il n'y a plus d'espoir. Votre enthousiasme a peut-être un peu trop précipité les évènements. Voilà tout. Elle veut te revoir, et vous apprendrez à vous connaître. Vous vous parlerez. Vous vous écouterez. Tout se passera mieux la prochaine fois. Il faut prendre le temps de désirer.

Et maintenant tu vas t'affranchir de ce ridicule sentiment de virilité qui t'envahit à chacun de tes ébats amoureux. Sois tendre et laisse ton érection venir à sa guise, ne t'inquiète pas, elle arrive toujours au bon moment. Cesse de gesticuler pathétiquement devant ce corps qui s'offre spontanément. Un homme qui fait acte de chair ne se réduit pas à un pénis en érection. Oublie les soi-disantes performances vantées çà et là par de petits machistes qui ne connaissent du plaisir féminin que la culture pornographique, c'est-à-dire du faux, du toc. Tu n'as rien à prouver, rien à perdre. Ce n'est pas une compétition. Pense simplement à être authentique, sincère, respectueux.

Généreux.

Et n'aie pas peur de parler. Non, ce n'est pas difficile. Il suffit de rester à l'écoute.

Et souviens-toi :

La femme qui est autour de toi n'est pas un abîme…

Mais tu en es l'axe…

 

1996

 

 

  LA VISITE 

 

LUI

Une femme. Qui serait folle de moi. Et que je remplirais d'amour. Comme elle serait aimée de moi, elle ne pourrait qu'être belle. Et sa beauté tendrait à l'amour : le cercle parfait, en somme. Elle n'aurait pas son pareil pour donner, et je ne pourrais faire autrement que de lui rendre. Et elle serait toujours prête à recevoir. Une femme qui n'aurait pas trop de babioles dans la tête. Une femme à qui je pourrais lire des poèmes. Elle entrerait dans ma vie par hasard.

- Bonsoir, Monsieur. Excusez-moi de vous déranger…
- Mais vous ne me dérangez nullement, Mademoiselle.
- Merci, vous êtes gentil.
- Que puis-je faire pour vous ?
- Et bien, en fait, je suis la représentante exclusive, pour la région, de la maison Soieries et Dentelles. J'ai ici quelques modèles qui pourraient intéresser votre femme, si elle est une femme moderne qui souhaite allier la classe et la séduction. Ce sont des dessous chics et sexy, pour votre plus grand plaisir, Monsieur.
- Mais… c'est que je ne suis pas marié…
- Pour votre petite amie, alors ?
- Hélas ! Je n'ai point de petite amie.
- Une maîtresse, peut-être ?
- Non.
- Ah ! Je voudrais pas vous paraître indiscrète… Mais peut-être que vous… Enfin, excusez-moi, je me trompe sûrement…
- Je ne porte pas ce genre de choses, si c'est ce que vous craignez d'insinuer.
- Mais j'insinue rien…
- Je suis un célibataire esseulé, même pas fétichiste.
- Ah… Comme c'est dommage. Une petite culotte en satin rouge habillerait adorablement l'abat-jour de votre table de chevet.
- Je constate avec joie que la maison Soieries et Dentelles est prête à répondre à nos moindres désirs.
- Vous me l'enlevez de la bouche.
- Oui… Et je suppose que vous-même, enfin, si je ne suis pas trop indiscret…
- Je porte de la lingerie S and D, effectivement. C'est la moindre des choses, pour une femme qui en vante les mérites.
- Oui, bien sûr…
- Vous me croyez sur parole, n'est-ce pas ?
- Si je vous disais non, j'abuserais…
- Oui ! Décidément, j'ai pas de chance, aujourd'hui. J'ai encore rien vendu et la journée touche à sa fin.
- J'allais faire du café. En voudrez-vous une tasse ?
- Je voudrais pas vous déranger davantage.
- Pas de problème. Asseyez-vous donc.
- Merci.
- Je vous l'apporte.

LUI

Hm… Elle est superbe, la petite de chez S and D. Et comme elle doit être excitante, dans ses luxueux dessous… Si la vie était du cinéma, je la séduirais pendant le café, puis je lui ferais l’amour sur le canapé. Là, comme ça, sans prévenir… Même pas un petit vous permettez ?


ELLE

Marrant, ce mec. C'est pas ce qu'on peut appeler un canon, mais il est sympa. Je dirais même qu'il a un certain charme, en y regardant bien… sauf quand il rit, on dirait qu’il fait une grimace et c’est moins attirant. Je me demande si c'est un bon coup… Qu'est-ce qu'il doit faire, comme métier ? Vu la maison, il a pas l’air de gagner beaucoup de fric…


LUI

Si je pouvais trouver la phrase, le mot simple et magnifique qui la séduise. Mais il faudrait pour ça qu'elle soit aussi fine et raffinée que sa dentelle. Oui, il faudrait qu'elle soit intelligente. Apparemment, elle n’a pas l'air coincée. C'est déjà ça. Ah, petite… si tu savais… si tu prenais le temps de découvrir toutes ces richesses enfouies au fond de moi… mais il faudrait le courage d’une archéologue pour fouiller patiemment toutes ces strates de solitude… alors, tu m'aimerais… Et pour toi, je serais grand, fort et beau, tendre et généreux, romantique, féminin… Je te ferais l'amour comme un demi-dieu et t'aimerais comme une sainte.

- Vous prenez du sucre, dans votre café ?
- Non, merci. Vous travaillez pas, aujourd’hui ?
- Si si. J’étais en train lorsque vous avez sonné.
- Ah, vous travaillez à la maison ?
- C’est ça…
- J’espère que je vous dérange pas trop ?
- Non, pas du tout, ça me fait une petite pause.
- Et… qu’est-ce que vous faites ?
- Je vous regarde avec envie…
- C'est gentil, mais je voulais dire dans la vie.
- J'erre, d'état j'erre en état, j'erre, sans toutefois échapper à la poussière. Mais je me livre là…
- Hi ! Hi ! Vous êtes poète !
- Maudit, inconnu et forcément pathétique.
- Non. Pas du tout. Je vous trouve très amusant.
- Oui, elles disent toutes ça : gentil, amusant… Et puis elles se cassent avec quelqu’un d’autre. Moins gentil, moins drôle, mais plus beau.
- Excusez-moi, mais j'aurais besoin de me rendre aux toilettes.
- Oui oui, bien sûr. C'est à l’étage, première porte à gauche. Je vous allume.
- Oui, merci. L'hiver approche, le jour tombe vite. C'est qu'il est bientôt dix-huit heures…
- On vous attend quelque part, je présume.
- Non.
- Mais, je vous en prie, parez au plus pressé.
- Merci.

LUI

C'est tout à fait le genre de fille qui me fait de l'effet. Belle, jeune et bien faite. Que demander de plus ? Oui, bien sûr, l'intelligence, la culture, l'humour, la sensibilité, etc. Bon, eh bien, on va y aller doucement, il ne faut pas être pressé, on verra bien…


ELLE

Bon, c'est propre. Pas d'urine sur la lunette, pas de taches au sol, c'est appréciable, chez les hommes. Un bon point pour lui. J'aime les mecs propres, enfin, pas trop quand même, juste ce qu'il faut… Tiens, il est marrant ce poster : un squelette de chien qui tient un os entre les dents. Il a le sens de l'humour noir. Je me demande s'il est bon, au lit…


LUI

Eh ben, mon vieux, ce n'est pas trop mal, tout ça. Tu n'as pas trop mal démarré, finalement. Maintenant, il s'agit de tenir la distance sans trop insister. Il ne faudrait pas l’effrayer, la minette. Pourvu qu'elle n’ait pas un petit ami… un de ces mecs pleins de ronds dans les poches et rien dans la tête, qui roule dans une grosse voiture, et qui l'emmène passer Noël aux Seychelles et les sports d'hiver dans son chalet à Chamonix-Mont-Blanc. Parce que, question voyages, je ne dis pas que je ne sais pas y faire, mais c'est tout dans la tête. Il faut qu’elle ait de l'imagination, la belle… Bon sang, si seulement nous tombions amoureux, je serais enfin le plus heureux des hommes, le plus équilibré, le plus immortel… et je pisserais tous les matins sur la faux de la vieille Camarde jusqu'à ce que ça rouille. Et les hommes seraient délivrés de l'oubli…


ELLE

C’est quand même bizarre qu’il soit pas marié, à son âge. C’est même louche. A mon avis, ça doit cacher quelque chose…


LUI

Et si je l'invitais à souper… Non, pas de précipitation, ça risquerait de l'oppresser. Je lui propose juste l'apéro, oui, c'est bien ça, ça introduit bien le sujet. Il ne faudrait pas qu'elle parte, qu'elle disparaisse dans la nature, j'aurais du mal à me recycler… Et si je me plantais ? Si ce n'était pas la femme de ma vie ? Oh, eh bien, tant pis ! On aura fait un bout de chemin ensemble. C'est l'essentiel : marcher, le plus loin possible, mais pas tout seul.

- C'est un joli appartement.
- Oui, merci, ça manque un peu de lumière. Enfin, depuis que vous êtes entrée, j'avoue que ça va beaucoup mieux.
- Merci, c'est gentil. Le café est excellent.
- Merci, c'est gentil. Lorsque vous avez sonné à ma porte, j'étais justement en train de penser à une femme.
- Ah ?
- Une belle femme. Elle était copine avec un homme ni beau ni laid, un homme ordinaire, avec un travail ordinaire. Lui était amoureux d’elle, mais n’osait pas le lui avouer, car elle sortait toujours avec des hommes plus beaux, avec une bonne situation professionnelle. Elle n'avait pas vraiment d'attirance physique pour lui, mais le trouvais sympathique, intelligent, tendre, drôle, toujours à l’écoute, enfin, bref, elle passait de bons moments avec lui. Avec le temps, elle apprenait à le connaître. À force de le fréquenter, elle se rendait compte que son visage perdait peu à peu ce qu'il avait de désagréable, que ses traits devenaient intimes à ses yeux. À la longue, elle finissait par le trouver attirant, mais ne voulait pas l'admettre, car son type d’homme se trouvait à l’opposé de ce qu’il représentait. Finalement, elle est tombée amoureuse de son cousin. Il était beau, grand et fort… et travaillait comme cadre dans les assurances. Mais ça n’a pas duré. Un jour, elle a découvert qu’il l’a trompait.
- Mais c'est terrible, ce que vous me racontez là...
- Hélas, si courant…

LUI

Elle a enclenché sa terrible machine à séduire, histoire de vérifier la bonne lubrification des rouages, tandis que je me perds dans mes fantasmes de loup solitaire. Je la désire et ne sais pas comment le lui dire - pourtant, ça se voit comme un feu de paille - tandis qu’elle s’amuse à un jeu brutal où elle excelle. Mais ce qui me console, quand je la regarde, c’est que la nature est juste : « de la dorure à l’extérieur, de la sciure à l’intérieur ».


ELLE

Il arrête pas de me reluquer. Il est à point, le mec. Si j'arrivais au moins à lui vendre quelque chose… Bon, c'est pas tout ça, mais quelle heure il se fait, là ?

- Ouh, dix-huit heures trente ! Excusez-moi, mais il se fait tard. Je dois partir. Merci pour le café.
- Oh, ce n'était rien du tout.
- Vous voulez vraiment pas jeter un œil sur mes modèles ?
- Je n’ai personne à qui les offrir à qui. Pas de copines ni de copains que ça intéresserait.
- Et pour vous ?
- Moi ?
- Oui. Pourquoi pas ? Vous n'avez jamais essayé de porter un sous-vêtement féminin, juste pour voir ? Des bas, des collants, une culotte ?
- Euh, non, désolé.
- Essayez, vous sentirez les mêmes sensations que les femmes… Lorsque notre peau entre en contact avec ces matières si sensuelles…
- Si je vous prends une culotte en soie, vous allez me prendre pour un malade, un fétichiste, un pervers.
- Pas du tout ! Je vous prendrais pour un client radin…
- Bon ! Je vais vous prendre un ensemble, culotte et soutien- gorge.
- Ah ! Eh bien voilà…
- En satin noir, vous avez ?
- Bien sûr.
- Et tant que j’y suis, donnez-moi également une paire de bas en soie noire.
- Vraiment ?
- Vous avez des caracos ?

 

1993

 

 

 

DOUCE TEMPÊTE

 

En sortant des toilettes, elle téléphone à la réception pour se faire monter du thé et des croissants. Déjeune assise en tailleur sur le lit, contemplant l’horizon par la porte-fenêtre ouverte, puis se rendort, rêvant de jardins suspendus. Elle ne se lève qu’en fin de matinée. Après une douche parfumée, elle enfile une petite robe bleue à bretelle et s’accoude au balcon.

Je l’ai mon océan, devant la maison… l’iode dans les narines, un bateau qui passe au loin, des mouettes criardes, le sable et… lui, qui traîne dessus comme une algue rejetée par les vagues. Que fait-il là, dans mon tableau ? Comme un élément rajouté. J’aurais préféré un bon vieux cliché… un chien tenant un bout de bois dans la gueule, galopant au-devant de son maître… ou bien deux amants illégitimes, le visage de l’inconnue, étoilé d’embruns, reposant sur l’épaule protectrice de son amant. Mais pas toi… Non… Désolé… Oh, je sais pourquoi tu es là. Mais c’est impossible. Le temps a fait son travail. Il ne me reste plus qu’un tout petit peu de tendresse pour le genre humain. Je te donne tout. Prends vite, et disparaît avant qu’elle ne se transforme en compassion.

Marcher pieds nus sur le sable, du point de vue cinématographique, peut-être un acte romantique. Surtout dans un paysage océan désert. Cela devrait déclencher chez elle un déclic émotionnel, un frisson langoureux, une crue de passion, le jaillissement d’une étincelle d’amour, l’explosion du désir, la chaleur du bonheur. Or, Elle a froid. Elle tremble même. Les mains croisées sur ses épaules nues.

Nuit. Le vent s'essouffle sur les vagues soumises. Gémissantes. Écumantes. Pas un crabe ne se risque sur le sable. Au restaurant de l'hôtel, ils ne sont que quelques clients discrets pour cette grande salle. Ce qui ne produit pas une ambiance décontractée. Elle fixe son assiette et ne redresse parfois la tête que pour jeter un regard distrait sur un tableau accroché en face d’elle. Dans ces instants-là, il cherche désespérément à se perdre au fond de ces yeux indifférents.

- Tu es contente d’être ici ?
- Oui, bien sûr.
- Je te sens ailleurs. Á quoi tu penses ?
- Á rien... Regarde le tableau, derrière toi.
- Ah, oui. Le bateau qui coule dans une mer déchaînée.
- Oui. On peut voir ça comme ça.
- Ah ? Et toi, tu vois quoi ?
- Je vois un bateau qui coule.
- Oui. Dans une mer déchaînée.
- Non. C’est le bateau, en coulant, qui malmène les ondes.
- Qu’est-ce que c’est que ce délire ?
- C’est ce que je vois.
- Alors comme ça, c’est la faute du bateau s’il y a une tempête ?
- Je n’ai pas dit ça.

Á la fin du repas, elle sent le besoin de se balader seule sur la plage. De sentir le vent décoiffer ses longs cheveux. D'entendre l'océan réclamer encore plus de terres. Se perdre dans la nuit et n'être vue que par la lune.
Il n’insiste pas pour l’accompagner. File directement dans la chambre. Elle avait préparé son sac de voyage, posé sur le lit comme un dernier adieu fermé. Avant de quitter la pièce, il écrit quelques mots sur un bout de papier arraché à son agenda : Puisque telle est ta volonté, je m’en vais. Adieu, mon bel amour…

Á la réception, il règle la chambre pour une semaine et prétexte une affaire urgente afin d’expliquer son départ précipité. La patronne le regarde d’un air surpris.
Votre femme m’a déjà avertie.
C’est vrai, j’avais oublié. Merci pour votre accueil. Au revoir.
Bonne route.

Il dépose son sac dans le coffre de la voiture. Au ralenti. Á l’écoute de pas dans son dos. Dans l’attente d’une main posée sur son épaule. Il attend en vain… Cette fois-ci, c’est bien fini…
De l'autre côté de la dune, l'océan l'interpelle encore. Grimper... Juste un petit effort de plus pour tenter de l'apercevoir une dernière fois avant de partir. Avant de mourir...
Il éparpille un instant son regard sur le paysage océan. L'écume sinueuse est électrique.
Il n’a pas de mal à la repérer sous le projecteur lunaire.
Adieu, ma petite sirène échouée sur la plage. Puisses-tu attirer d’autres marins par cette douce nuit de tempête…

 

2003

 

LE CLUB DE JAZZ

 

Elle fait quelques pas dans la pièce avec l’air de réfléchir à une chose ou à une autre. Il la regarde en espérant qu’elle va enfin s’asseoir près de lui. Mais elle propose soudain d’aller faire un tour. De prendre l’air. Une envie subite de bouger. De voir du monde. D’exister avec les autres autour. Elle aime la vie comme un manège. Il la regarde sans rien dire. Dépité. Perdu dans la contemplation de ce petit short en soie bleue si moulant, mais qui pourtant ne se déchire jamais. Il a envie de l’appeler mon amour, mais se contient, craignant que cette marque d’affection ne soit inspirée par une vulgaire pulsion sexuelle.

Je vais me changer. Sers-toi un autre verre en attendant. Il ne se fait pas prier. L’alcool désinfecte ses blessures encore ouvertes. C’est un balafré de la vie. Depuis son enfance, il se heurte aux coins du monde. Elle disparaît dans le couloir. Et c’est une douleur pour les yeux de cet homme aimanté. Dans la chambre feutrée de moquette blanche, ses pieds nus, aux ongles teintés de rouge, écrasent voluptueusement les longs poils du revêtement en y laissant des empreintes évanescentes. Elle s’habille avec grâce.

Vautré dans le canapé du salon, le verre dans une main et une cigarette dans l’autre, il se laisse aller à des fantasmes érotiques primaires. Une technique qu’il a développée au cours des années pour ne pas pleurer lorsqu’il est au plus bas. Bander, ça le redresse un peu. Il imagine son amour nu. Commente la scène d’un murmure alcoolisé : Ses petits seins sauvages aux tétons comme deux totems… Ses longues jambes de trotteuse toujours pressée d’arriver... Son joli petit cul hybride, moitié pomme lorsqu’elle se tient bien droite et moitié poire quand elle se penche en avant… Sa tendre vulve épilée aux effluves magnétiques… Je n’en peux plus de désirer… Dois-je tenter quelque chose ? Elle a peut-être besoin de tendresse. Et j’ai tellement envie de lui en donner… Quand je l’ai vu se lever en souriant, tout à l’heure, j’ai cru qu’elle allait me proposer de rester dormir. Quel con je fais.

Á son retour, elle foudroie tout le salon en un éclair silencieux. Puis, lentement, la vie renaît. Efflorescence nocturne : le blond de ses longs cheveux en liberté, l’azur de ses grands yeux maquillés, le bleu de sa robe courte et moulante, le mordoré de sa peau, l’indigo de ses escarpins. Consumé, le regard en feu, il trouve pourtant la force de se lever. L’excitation est plus difficile à contenir que son ivresse. Elle s’approche tout contre lui :

Tu n’as rien contre le jazz ?
Non. Á condition que les prouesses techniques n’étouffent pas l’émotion.
Pour ce qui est de l’émotion, tu vas être servi. C’est une de mes copines qui passe au Take it Blue, ce soir. Frissons garantis.
Ah ! Tu vas nous pousser la chansonnette, alors…
Franchement, je ne sais pas trop. Il y a longtemps que je ne travaille plus ma voix.
Dommage. J’aimais bien quand tu chantais rien que pour moi…
C’est du passé.

Le club se trouve au sous-sol d’une résidence de luxe. Ils descendent l’escalier de marbre gris jusqu’à la porte en bois brut. Il jette un coup d’œil à la caméra, entourant la fine taille d’un bras jaloux. Appuie sur la sonnette lumineuse avec l’impression de sonner aux portes du purgatoire. Quelques secondes plus tard, un déclic se fit entendre.

L’éclairage tamisé de la petite salle est diffusé par des chandeliers électriques fixés aux murs de brique. Le comptoir d’ébène, en forme de boomerang, accueille le public. Le mobilier est rustique. Toutes les tables sont occupées. Au fond, dans un coin de la salle, une petite scène légèrement surélevée, chauffée par des spots chaleureux. Dessus, une grande rousse plongée dans un fourreau noir, accompagnée par des musiciens en costume sombre. Le groupe termine le deuxième set sur les dernières mesures du "Love for sale" de Cole Porter.

Elle fait de rapides et inutiles présentations, car les musiciens l’ignorent aussitôt pour rejoindre les coulisses. La rousse se montre tout aussi indifférente, et se contente de lui coller deux bises en un mouvement d’essuie-glace par temps sec. Il renonce à communiquer davantage avec le monde et va s’installer au bar. Les deux femmes disparaissent également par la porte dérobée derrière la scène.

Accoudé au comptoir, il observe les alentours à la recherche de visages connus. Mais pas une seule étincelle ne jaillit dans sa mémoire. Il est seul. Définitivement. Il s’obstine alors dans sa pénombre alcoolisée. Parfois, un éclat de rire féminin lui fait redresser la tête. Mais elles sont toutes accompagnées. Belles. Heureuses. Alors qu’il se sent moche et triste. Ça devait arriver, se dit-il, dans un instant de lucidité. On commençait à sentir le renfermé. Et je n’ai pas su aérer…

La voilà qui revient tourbillonner dans la salle tel un feu follet parmi les morts-vivants. Elle semble en connaître quelques uns qui ne se font pas prier pour la prendre par l’épaule ou bien la serrer dans leurs bras afin de lui faire la bise. La jalousie le reprend. Sale refrain. Comme elle ne se décide pas à le rejoindre au comptoir, il se retourne vers les bouteilles alignées sur les étagères et commande une autre bière au serveur.

Le groupe revient sur scène et commence le dernier set par "Autumn leaves". Les musiciens transportent la chanteuse à la voix grave et veloutée. Ils enchaînent des standards de Billie Holiday, Bessie Smith, Ella Fitzgerald, mais également quelques instrumentaux sur lesquels la grande rousse case des textes en français entrecoupés de scat.
Il écoute la musique avec intérêt, mais son regard délaisse parfois la scène pour la chercher dans la salle. Soudain, il la voit s’éclipser dans les coulisses avec un jeune mec. Il feint l’indifférence : Après tout, on a décidé de se séparer…

Le groupe reprend un dernier standard lorsqu’elle réapparaît dans la salle. Elle daigne enfin le rejoindre au comptoir. Se colle derrière lui. Passe les bras autour de sa taille et pose le menton sur l’une de ses épaules. Il sent le souffle de sa respiration sur sa nuque. C’est excitant. Mais il en souffre. Elle lui passe une main dans les cheveux. La douleur empire. Ça va ? Il répond d’un bref hochement de tête. Tu veux bien me commander un cocktail ?
Tandis qu’elle sirote son verre à l’aide d’une paille, il en profite pour lui parler. Mais les répliques restent vagues et sans intérêt. Elle se contente de boire en échangeant des sourires complices avec sa copine.

Á la fin du concert, la chanteuse invite les musiciens présents dans la salle à venir faire le bœuf. Le piano change de mains. Un saxophoniste muni de son instrument monte sur la scène. Seuls le batteur et le contrebassiste restent en place. J’y vais, lui dit-elle en se levant pour aller cueillir le micro. Il reconnaît aussitôt les notes de l’incontournable "Summertime". Le standard que connaissent toutes les chanteuses dignes de ce nom. Celles qui ont de la voix et qui savent s’en servir, comme les autres. Située juste dans l’interstice, elle ne se débrouille pas trop mal. Il la regarde onduler devant lui avec ce machin bleu collé au corps. C’est beau. C’est bon. Mais ça fait toujours aussi mal. Les musiciens lui matent le cul. Il aurait donné n’importe quoi pour savoir jouer d’un instrument. Á la fin du morceau, elle rend le micro à sa copine sous les applaudissements des grands brûlés.

C’est le moment du départ. Fatigué d’être malheureux, passablement ivre, il est pressé d’aller se coucher. Mais il doit encore patienter devant l’entrée. Elle est en train de dire au revoir à ses relations. De longs adieux, selon lui. Le fait-elle exprès ? Il allume une cigarette pour se donner de la contenance. Elle revient enfin vers lui, toujours aussi souriante. Devant son regard sombre et accusateur, elle lui donne une tape sur les fesses : Allez, ne fais pas cette tête. Tu n’as pas passé une bonne fin de soirée ? Ils étaient bons, les musiciens, non ? Et ma copine, elle chante bien, hein ?

Il ne prend pas la peine de répondre. Lui confie le volant. L’écoute chanter tout au long du trajet sans s’endormir, car ça lui rappelle des souvenirs. L’époque où il n’allumait jamais la radio en voiture. L’époque où elle l’aimait et chantait pour lui, si bien qu’il faisait des kilomètres supplémentaires uniquement pour l’entendre. Mais ce soir-là, le trajet est de courte durée.

 

2003

 

 

LE PÊCHEUR

 

 

La plage est presque déserte à cette heure matinale. Il croise un joggeur trottant vers son bien être, un couple de retraités se tenant par la main, des mouettes inspectant les détritus rejetés par les vagues, et quelques pêcheurs, alignés de loin en loin sur le rivage.

Depuis qu’il se balade sur le sable mouillé, le ressac de ses pensées amères ballote sa lucidité. Il s’est levé tôt, contrairement à son habitude, pour en finir. Mais l’eau froide de l’océan l’en a momentanément dissuadé. Se noyer de bon matin, ça demande déjà beaucoup d’efforts, mais c’est encore plus difficile de mourir lorsqu’on croise des êtres qui continuent de vivre comme si de rien n’était.

Il a déjà parcouru un bon kilomètre lorsqu’il avise un pêcheur solitaire et fumeur de cigare. Le besoin de parler à quelqu’un une dernière fois l’entraîne jusqu’à l’homme à la canne, âgé d’une cinquantaine d’années, et portant des lunettes de vue aux verres épais.

Alors, ça mord ?

Bof…

C’est un bon coin, par ici ?

J’en sais rien.

Vous avez attrapé du poisson ?

Non.

Ça fait longtemps que vous pêchez là ?

Je viens juste d’arriver.

Moi aussi. Je suis descendu à l’hôtel, là-bas, sur la dune. Et vous ?

Moi quoi ?

Vous êtes descendu à l’hôtel ?

Évidemment, c’est le seul d’ouvert par ici, en cette saison.

Évidemment… Eh bien, nous risquons certainement de nous revoir, alors…

Ça risque, oui…

Pourquoi vous n’êtes pas avec les autres pêcheurs, là-bas, près de la jetée ?

Parce que je suis un solitaire.

Ah, je vois… L’homme seul face à la mer… J’ai déjà pêché, une fois, dans mon enfance. Mon père m’avait emmené avec lui. Il pêchait de temps à autre, mais n’attrapait jamais de poisson. J’étais persuadé qu’il le faisait exprès. C’était un gentil, mon père. Il n’aurait jamais fait de mal à une mouche. Autant vous dire qu’avec lui, les poissons étaient peinards… Il faut avouer qu’il en profitait surtout pour faire la sieste sans risquer d’être réveillé par ma mère, toujours à lui réclamer de bricoler ceci ou de faire cela. Pour ça, la pêche, c’était tranquille.

Ouais, c’était plus tranquille avant…

Oui. La pêche, il n’y a rien de tel pour retrouver le calme et la sérénité. La quiétude de l’homme solitaire…

Ouais, avant…

Avant quoi ?

Avant que vous veniez m’emmerder avec vos histoires de pêche à la con.

Excusez-moi… Comme je vous ai vu pêcher, j’ai pensé que le sujet vous intéressait.

Mais je m’en fous, de la pêche. Et d’abord, je suis pas pêcheur. Je suis dans les assurances. La canne, là, je viens de l’acheter pour avoir une raison d’être tranquille quelque part. Le plus loin possible de ma femme qui est toujours derrière moi à me parler pour rien dire.

Ah… Euh… Excusez-moi… Au revoir…

Non, décidément, aujourd’hui n’est pas un bon jour pour mourir. C’est trop tôt. Lui n’a jamais été du matin. Et l’eau est trop froide. Et puis il n’allait quand même pas quitter ce monde sur un malentendu. Il venait de se ridiculiser. Mourir, oui, mais dignement. Il voulait en finir pour des raisons beaucoup plus existentielles…

 

2003

 

 

APPARITIONS

 

 

Premier tableau

L’apparition. Enveloppée dans un paréo rouge transparent coincé sous ses aisselles et noué au-dessus de ses petits seins qui tendaient le tissu. Offrant ainsi le dénudé de ses épaules. De ses bras. De ses genoux et de ses mollets. Un léger bronzage exotisait discrètement sa peau. Elle était belle. Luisante. Désirable. Ses petits seins élastiques précédaient son ventre légèrement convexe et tressautaient à chacun de ses pas. Ses enjambées écartaient les pans du paréo. Dévoilant ses cuisses fuselées tout en muscles qui vibraient sous la pression de l’énergie vitale. Soudain le museau d’une blanche culotte en coton. Soit l’immaculée simplicité.

Disparition. Dans un halo de lumière. Ses fesses rondes comme la moitié d’une planète. Des pensées gravitaient autour. Se faufilaient jusqu’à son entrecuisse grâce à la transparence du paréo. Elles tournoyaient dans un espace à la fois obscur et lumineux. Poussières de fantasmes placés en orbite d’attente. Révélant enfin les raisons de l’expansion infinie de l’univers. L’avantage de voyager à la vitesse de la lumière ainsi que l’attraction fatale des trous noirs. De toutes parts s’échappait constamment de la matière qui se transformait continuellement pour devenir autre tout en préservant à chaque fois un peu d’elle-même. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il n’existe plus une seule pensée humaine pour s’en rendre compte. Pour nommer cette alchimie et s’en enorgueillir.

Soupir d’humilité. Besoin irrépressible de catharsis. Se vider du monde dans le monde. Participer à la grande transformation perpétuelle. Rendre ce qui avait été donné. Inspiration constellée surgie directement du Big-bang. Qui avait traversé l’univers jusqu’à l’époque humaine pour permettre de déverser humblement sur une page vierge une sorte de fulgurance poétique. Un questionnement astronomique. Un principe de mécanique ondulatoire.

 

Deuxième tableau

Longues journées sans aucune autre apparition de matière. Sans éclat spirituel. Et voilà qu’au détour d’un jour… Elle se penchait en avant pour fouiller dans son panier posé au sol. Le fin tissu en lin laissait transparaître les coutures de sa culotte. Bonjour, joli petit cul. L’un des plus beaux sur cette ronde planète. Il siège parmi les six ou sept élus qui font tourner la tête. Á sculpter sur du marbre. Étincelles d’albâtre et rythme binaire. Musique martelée. Où bien l’écrire. Vagabondage sensuel du verbe luxurieux. Flâneries de mots érotiques. Promenades voluptueuses. Aventures de l’imaginaire charnel. Explorations de la langue hédoniste. Vadrouilles épicuriennes. Voix sexuée de l’origine du monde. Cri sidéral… Violence d’une porte brutalement refermée.

 

Troisième tableau

Fenêtre largement ouverte sur une pièce. Mais store baissé à moitié. Se résigner à ne voir que la moitié des choses de la vie. Table à repasser dépliée. Fer à vapeur chauffant sur sa centrale. Panier à linge débordant de vêtements froissés. Et juste le bas de son corps légèrement de biais. De sa taille à ses pieds nus. Son pantalon de toile blanche lui moulait délicatement les fesses. Ses mains agiles étendaient et pliaient les tissus. Son bras énergique poussait et ramenait le fer qui glissait en un bruit imperceptible tout en lâchant quelques jets de vapeur. Quelle souplesse dans le poignet… Quelle puissance dans l’épaule… Et cette façon de se cambrer légèrement lorsqu’elle poursuivait le mouvement en allongeant le bras… Et ce jeu de jambes tout en nuances… La vision de ces jolis pieds nus froissant la moquette était d’un érotisme subtil…

Elle posa le fer et leva un bras comme pour s’essuyer le front. Elle se tourna. Offrant ainsi au regard son côté pile. Elle fit glisser son pantalon. Sa culotte blanche satinée luisait dans la pièce alors que le jour s’estompait. Blancheur d’un ciel d’hiver avant que ne tombe la neige et n’advienne le silence. Transports vers de nobles sommets majestueux.

Elle reprit son repassage. Se tournant régulièrement pour prendre un vêtement dans le panier à linge. Culotte tendue par le travail des muscles fessiers. Le textile se déformait en suivant les courbes de ce derrière qui méritait bien d’être devant. Tissu peu à peu avalé par le sourire de son cul. Détails de femme : hanches, cuisses, genoux, joujoux, mollets, chevilles, pieds, alouette… Musique fluide du fer à repasser glissant sur les étoffes et rythmé largo par quelques jets de vapeur. Petite main donnant la mesure. Petite culotte contenant la partition enchantée.

Applaudissements.

Rideau.

 

2003

 

 

 

L’ANGE BRUN

 

 

Fin d’après-midi. Le soleil crache son haleine agonisante. Elle se décide enfin à sortir de son petit studio pour toucher de nouveau la vie. Elle s’assied à la terrasse d’un café et commande un gin. Le temps de détourner la tête, un ange brun se pose sur la table. Elle répand ses yeux aux alentours afin de constater les effets de cette apparition chez les autres consommateurs. Mais ils ne semblent pas s’en préoccuper.

 

L’unique mortelle touchée par la grâce se laisse séduire sans esquisser un geste, craignant l’envol prématuré de son visiteur ailé. Mais celui-ci n’est pas farouche. Il lui demande du feu d’une voix grave tout en portant à ses lèvres épaisses et brunes une longue cigarette blonde. La pucelle rougit sous la pression de la bouche angélique.

 

La femme écrase la sienne au sol et propose un verre à ce messager mystérieux. Il accepte en souriant. Superbe dentition d’ivoire, se dit-elle. Si j’étais sculpteure, j’y taillerais à l’instant même trente-deux figurines dans diverses positions du bonheur…

 

La nuit décolore peu à peu l’espace. Les réverbères dispersés sur la place s’allument. La lune profite de cette ambiance feutrée pour revêtir son déshabillé le plus troublant. L’ange sirote son alcool tout en observant sa rondeur laiteuse. Il semble ému de cette intimité. Elle se décide à parler :

- Vous regardez la lune comme un homme regarde la femme avec laquelle il partage sa vie depuis toujours, et qu’il aime encore, malgré tout…

 

L’ange a un sourire mystérieux mais ne répond pas. Il se contente de l’effleurer de ses yeux noirs remplis d’espace. Écrase la cigarette. Termine son verre. La femme lui propose alors de marcher un peu. Chose qu’il n’a pas l’habitude de faire. Elle l’entraîne sous les jupes de Toulouse. Là où il fait chaud, humide, et où ça sent les odeurs d’urine. L’ange est lumineux sous le ciel endormi. Il prend des poses naturelles sur les berges de la Garonne. Jolies formes, se dit-elle. Si j’étais peintre, j’offrirais dans l’instant à mes pinceaux ces sécrétions de clair-obscur…

 

Le tableau s’anime brusquement. L’ange l’enlace de ses grandes ailes blanches. Il installe ses lèvres sur la bouche confortable et luxueuse de la femme. Doux frottements alternatifs d’essuie-glaces. Fissures. Intromissions. Roulés. Déroulés. Mais la langue ailée roule trop vite. Elle dérape dans un virage muqueux et percute une murette d’ivoire. Finie la vitesse. Finie l’ivresse. L’ange réchappe indemne de l’accident, mais s’éloigne du sinistre en titubant. La femme, quelque peu sonnée, retrouve ses esprits.

 

Et le suit. Un parfum d’homme la tient en laisse. Ils quittent ainsi les froufrous roses et odorants de la ville gasconne cependant que ruisselle entre ses cuisses abandonnées la belle Occitane. Leur nuit devient blanche. L’ange est attiré par une église et s’adosse, ailes déployées, à l’austère porte qui reste de bois. La femme s’y réfugie. Les vêtements de plume s’envolent en un tourbillon duveteux. Les corps enlacés bruissent tendrement.

 

- Mais… Je te reconnais, murmure la femme. Je sais qui tu es. Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?

- Parce que je n’étais pas certain que tu veuilles de moi, étant donné les circonstances dans lesquelles nous nous sommes quittés…

- Je ne voulais plus de l’homme, c’est vrai. Mais à présent que tu es un ange, cela ne m’engage plus.

- Viens, mon amour…

- Tu as des préservatifs ?

- Mais ? Les anges n’en ont pas besoin.

- Ah oui ? Et pourquoi, s’il te plaît ?

- Je t’en prie… Je suis revenu exprès pour te dire adieu. Et faire l’amour avec toi une dernière fois avant l’éternité.

- Il n’en est pas question. Pas sans préservatif. Et si tu trimballes cette saloperie de Sida ? Je veux vivre, moi. Qui me dit que tu ne t’es pas fait sodomiser dans l’ascenseur céleste par un de tes copains ? Hein ? Qui me dit que vous ne vous piquez pas aux étoiles, là-haut ? Qui me dit que tu n'as pas bénéficié d'une transfusion de voie lactée, hein ?

- Mais ? Qu’est-ce que tu racontes ?

- Ce sont des choses qui arrivent dans la vie.

- Mais je suis mort !

- On ne dirait pas.

- Tous les anges ont la possibilité de retourner voir une personne chère avant de se transformer définitivement en esprit. Les autres vont se moquer de moi si je reviens bredouille. Je leur ai tant parlé de toi…

- Ah, je comprends… C’est pour ça que tu es là, hein ? Le cinéma que tu m’as fait à la terrasse du café et sur les berges n’avait qu’un seul but. En fait, tu es juste venu tirer un coup vite fait pour pouvoir ensuite frimer devant tes copains. Égoïste. Salop !

- Mon amour, sois charitable. Je ne suis ici que pour deux ou trois minutes encore et…

- Quoi ? Tu comptais me baiser pendant trois minutes ? Mais je ne le crois pas, ça ! Et que fais-tu de mon plaisir de femme ?

- Mais ?    

- Tu n’as qu’à te masturber.

- Oh, mon ancien amour… Soit charitable…

- Hein ?

- Juste une pipe. Une toute petite…

- Minable.

- Je sens que je pars…

 

Un fil invisible le soulève effectivement du sol. L’ange brun s’élève d’abord lentement vers les cieux tandis que le plafond semble s’agrandir.

 

Allez, va en paix, lui lance la femme. Et réserve-moi une couchette.

L’ascension de l’ange s’accélère en tourbillonnant, comme aspiré par un trou noir au-delà du plafond. Et l’obscurité se fait.

 

Elle se réveille alors en sueur, et quelque peut perturbée par la fin de ce rêve étrange.

 

1990

 

 

 

SUR LA ROUTE DE MALIBU

 

Elle était jeune et jolie, amoureuse de la vie, et de son grand loup qui vivait sur la plage de Malibu dans une jolie cabane en bois avec de la paille sur le toit. Il était beau, musclé et bronzé comme dans une série télévisée. Il était son  surfeur imparfait.

La voilà donc partie sur la route au culot, avec son petit sac sur le dos. Elle était peu habillée d’une mini robe maxi décolletée, elle était chaussée de sandalettes tressées aux pieds, elle avait posé sur son petit nez retroussé de grosses lunettes noires marquées, mais de son cou s’évaporait quelques gouttes de parfum dérisoire. Le soleil était hargneux. Un vieux chapeau de paille protégeait les blonds cheveux de la petite pomme-pom. Il arrivait parfois qu’une voiture la double en douce. La belle se risquait alors à lever son pouce, prenant la pose sur le bitume, les dents blanches d’amertume. Des poteaux électriques qui racolaient la voie glissaient entre ses jambes nues et hâlées l'ombre de leurs triques survoltées.

Dans un vrombissement mécanique odorant l’américaine automatique fit crisser ses pneus. La belle délurée vit s'ouvrir la portière dans une giclée de poussière. Un grand black conduisait la blanche Cadillac au cuir rouge. Sourire en or : J'te dépose, trésor ? J'file tout droit sur Malibu. En deux heures on est au bout….

La banquette accueillante de la décapotable était confortable. La pomme-pom s'y roula jusqu'au chapeau. Le chauffeur poussa le volume de la radio qui diffusait les vibrations d'une musique funky. De la poche extérieure de son impeccable costard blanc, le black fit apparaître une flasque de whisky dont il s’envoya de longues rasades, avant de proposer quelques gorgées d’alcool à sa passagère. Sur cette route peu fréquentée en cette fin de matinée, ils semblaient les seuls survivants d'un cataclysme nucléaire, hypnotisés par ce long ruban de bitume noir qui traversait un désert de sable blanc.

Le black était sympathique, d'humeur plutôt ludique, mais elle le trouvait trop bavard au fond de son costard. Et voilà que sur le premier temps d’une rythmique funk endiablée se taille en mesure le vieux chapeau de paille. À plus de cent à l'heure, il ne fut plus qu'un leurre. La belle retourna brusquement sa pomme, aussitôt suivie de sa taille menue, offrant ainsi sa croupe de pom au vent. Elle criait mon chapeau ! Pour qu'il revienne. Elle avait tant de peine. Ho ! Ho ! Ho ! Le black riait à perdre son haleine, puis, dans une quinte de toux, cria putain, toi, je t'aime ! Et sa main, animée d’un noir dessin, se posa soudain sur un sein de la pomme-pom, mais la belle y mit le holà en plantant ses petits doigts dans le blanc des yeux du vice qui roulaient non sans malice.

Ils percutèrent alors un rocher. Tout partit en fumée. Un flic privé de trois dents se rendit sur les lieux de l'accident. Il tomba sur un filon d'or qu’il saisit sans un remord.

Le beau surfer de Malibu ne s'est jamais arrêté de bronzer. Il continue à gonfler ses biceps pour de jeunes et belles pommes-pom de la côte ouest.

 

1990

 

 

 

Le chef de gare et l’apicultrice

 

 

 

Dans un petit village et dans un autre siècle, un chef de gare muet était amoureux de sa voisine apicultrice sourde. Il était bienheureux, malgré qu’elle ne pût ouïr ses mots d’amour que de toute façon jamais il n’aurait pu lui dire. Elle l’aimait également et ne regrettait pas d’échapper aux mensonges que de toute façon il n’aurait pas manqué de lui raconter. Un jour, ils décidèrent de vivre dans la même maison et de dormir dans le même lit. Ils vivaient un bonheur uni, lui sifflant le départ des trains et elle récoltant le miel des abeilles.

 

Au bout de quelques années, ils donnèrent vie à une fille, puis à un garçon, tous deux aveugles. Le couple se chérissait toujours autant, sans être affecté par l’handicap de leurs beaux enfants sages et intelligents, fier de participer malgré tout à l’équilibre de l’espèce. Ces derniers ne pouvaient voir l’affection qui brillait constamment dans les yeux de leurs parents, mais savaient entendre leurs silences amoureux.

 

Une vingtaine d’année plus tard, la jeune fille s’exerçait au métier de danseuse tandis que le jeune homme devenait musicien. Tous deux habitaient à présent la ville, mais revenaient régulièrement au village pour visiter leurs vieux parents. Après le repas du dimanche soir, la sœur enchaînait quelques pas de danse, portée par les fidèles improvisations au piano de son jeune frère. Les parents assistaient religieusement au spectacle, comblés d’êtres venus sur terre et d’avoir enfanté à leur tour.

 

La jeune femme travaillait dans une compagnie composée essentiellement de danseuses issues des quatre continents. Elle ne tarda pas à tomber amoureuse du chorégraphe unijambiste qui l’avait repérée. Plutôt que de faire des enfants, ils choisirent d’adopter un chaton qui devint bègue en assistant aux entrechats de la danseuse. Le jeune frère fréquentait assidûment un flûtiste transsexuel nouvellement arrivé dans l’orchestre. Le lendemain de leur mariage, le pianiste donna sa part d’argent nécessaire à l’opération chirurgicale qui transforma définitivement son époux en femme de sa vie. Celle-ci lui offrit un chiot en gage de fidélité. Le même jour, le musicien devint impuissant tandis que son père décédait dans son lit sans crier gare. Dehors, la mère vieillissait lentement en regardant mourir ses abeilles décimées par la pollution humaine.

 

Un soir, alors qu’ils rentraient d’un spectacle, fatigués et heureux, la danseuse et son chorégraphe furent renversés par un autobus juste devant chez eux. Sur le rebord de la fenêtre, le chat assista au drame de la circulation et décida de se réfugier à la campagne. Quelques jours plus tard, un chasseur ivre le confondit avec un lapin.

 

Avec le temps, l’épouse pourtant fidèle s’attachait plus au petit chien qu’à son mari. Le pianiste noyait sa solitude dans l’alcool et composait des mélodies si mélancoliques qu’il finit par mourir de chagrin. L’épouse, culpabilisant, reportait sa faute sur le pauvre animal. Un soir d’été, le petit chien, perché sur le balcon de leur appartement situé au dixième étage, aboyait à la lune jusqu’à ce que la veuve, excédée, se lève et, d’un coup de pied rageur, défenestre son fidèle compagnon. Elle fut retrouvée étranglée le lendemain matin dans un buisson, non loin de chez elle, par le gardien du parc qui venait d’ouvrir les grilles. Le chorégraphe décida d’aller habiter chez sa belle-mère, désormais paralysée, afin de s’occuper d’elle.

 

1996

 

 

 

 

 

Bonne année !

 

 

 

 

 

Nuit douce et bleutée, lune en déshabillé gris, rues

 

désertes, quartier tranquille, maison bien tenue, art déco

 

aux moyens du bord, soirée convenue de cons venus,

 

d’autres moins, amis dilués, inconnus bruyants,

 

champagne conversation dans bulle salon, musique

 

festive pour faire danser l'ennui de la solitude, seule ou en

 

couple, quelques verres pour le courage, les heures

 

passent à la brasse, bon, allez, temps de l’action directe...

 

Putsch sur la chaîne, DJ d’un soir, pas trop le choix,

 

musique limitée, faire avec, faire danser, bouger un pied,

 

une oreille, faire connaître, transmettre, ah, éducation

 

populaire, quand tu nous tiens, jamais de répit, la lutte

 

est continue, lutte des classes, bien sûr, démocratisation

 

culturelle, politisation des consciences, merde à la

 

connerie humaine, oui, même le jour de l’an, emmerder

 

en chantant, pourquoi pardonner ce qui va se perpétuer ?

 

Résolutions à la con, les années passent, rien ne change,

 

sauf les apparences, tout comme les rentrées de

 

septembre, faut être beaux et bronzés, reposés, pleins de

 

photos à raconter, pauvres vies sans questionnements,

 

esbroufes de paons, paraître en disparaissant, échanges

 

dans le vide, écoutez-vous parler, regardez-vous voir,

 

sentez-vous ce rien en vous ?

 

Éteindre la lumière ou monter le volume ?, anonymes

 

amis, futurs ennemis, cessez de vous habiller de mots et

 

de politesse, le civisme conduit souvent à l’hypocrisie, à

 

poil tout le monde ! et les femmes d’abord, belles sur leur

 

Haute-Garonne, jambes tendues, gainées de nylon ou

 

parfois de soie, fesses emballées de fête, poitrines encore en

 

l’an qui est, d’autres déjà en l’an prochain, mystère de l’espace-

 

temps, lèvres saignantes, bouches

 

riantes, langues chargées, bavardes, oreilles aux aguets,

 

yeux hypermobiles, cœurs boussolés, espoirs réduits en

 

vœux, femmes innombrables et singulières, femmes

 

couplées, indisponibles et pourtant… ce soir… un regard

 

rapide d’imaginaire sous des cils fébriles, femmes

 

indifférentes, trop belles contournées ou vaniteuses

 

éthérées, stupidité en taffetas déçoit, femmes juste

 

ordinaires, femmes du quotidien, bien à point, femmes

 

désirées ou pas, femmes de la dernière nuit… ou plutôt du

 

nouveau petit jour...

 

Et des hommes aussi, tous en sapes, jeunes requins bien

 

foutus, vieux crabes dodus, hommes virils au verbe haut

 

et au rire gras, souliers rock ou vernis, ongles

 

irréprochables ou mains sales, hommes aux comptes en

 

banques grassouillets, aux grosses cylindrées, hommes

 

quelconques, transparents, timides à l’existence

 

incertaine, à vélo, toto, boulot, dodo, bobo, bobonne,

 

hommes couplés depuis longtemps, accouplés de temps

 

en temps, hommes accompagnés au tarif de nuit, hommes

 

satisfaits ou déprimés, couples libérés… de leurs enfants, chez

 

les grands-parents, alors ma femme et moi on

 

prend du bon temps, (ah ouais, ensembles ?), hommes de

 

tous les maux, mot pour rire, pour impressionner, pour

 

ennuyer, mains cavalières, verve osée ou silences timides,

 

mais n’en pensant pas moins, hommes encore debout

 

pour certains, replets du dîner, vaguement pour d’autres,

 

vidés par vomissures discrètes, alcoolémie de la patrie, le

 

verre à boire est en danger, putain, un joint qui tourne, de

 

l’herbe, ça sent bon, souvenirs d’insouciances, où est ma

 

guitare ?, histoire de changer d’ambiance… Seventies…

 

All you need is love… love is all I need…

 

Mais le temps repasse en brasse coulée, voilà le moment

 

de partir, certains s’en vont, autant en profiter sans se

 

faire remarquer, oui, moi aussi suis fatigué, ai de la route,

 

non merci, vais y aller, là, c’était sympa (surtout ne pas

 

blesser), la musique ?, oui, merci, bah, j'ai fais ce que j'ai

 

pu, vous avez quelques bon cd... on se rappelle… bien sûr,

 

trop bu, oui, mais ça va aller, non vraiment, je préfère

 

rentrer, j’aime bien rouler la nuit, allez, bises, OK, à

 

bientôt… Ouf… Et, bonne année...

 

 

2011

 

 

 

 

Un rêve compulsif

 

 

 

 

À la troisième sonnerie du téléphone, le répondeur se déclencha. Je reconnu la voix grave de mon père. Cette façon calme et polie de s'exprimer avec son accent portugais. L'enregistrement m'informa qu'il était absent et qu'on pouvait lui laisser un message après le bip.

 

Je me suis réveillé brusquement.

 

Mon père est mort depuis une dizaine d'années. Un cancer des poumons. Lui qui n'avait jamais fumé de sa vie… C'est un cancer du travail qui aurait dû l'emporter. Car sa vie entière s'était résumée à ça : travailler. Pour payer à ses sept enfants les études qu'il n'avait jamais eu la possibilité de suivre. Il se levait à six heures du matin pour aller travailler sur des chantiers et ne rentrait que le soir. Après souper, il m'arrivait parfois de le croiser dans la cuisine, son vieux corps éreinté avachi sur une chaise, les yeux vides, sirotant une bière, une seule. Mon père ne buvait pas et ne fumait pas davantage.

À la troisième sonnerie du téléphone, le répondeur se mit en marche. De nouveau la voix grave de mon père. Toujours aussi calme et polie. L'accent portugais était devenu toulousain. Je ne me réveillai pas après le bip, et pus donc laisser un message.

Salut, papa ! C'est moi. Pourquoi tu ne donnes plus de tes nouvelles ? Je sais bien que tu as beaucoup de travail, mais tu pourrais t'arrêter cinq minutes pour appeler. Quand on a débarqué dans ce pays, tu travaillais tout le temps pour nous faire vivre. À cause de la famille… Ensuite tu nous as dit qu'il fallait que tu travailles plus pour nous faire vivre mieux. C'est vrai que tu m'as acheté un vélo pour mes quatorze ans alors qu’on ne pédalait pas dans la fortune… Mais à présent, ils veulent t'obliger à vivre pour travailler. Davantage. Tu ne vas pas te laisser faire, dis ? Autrefois, on allait au marché ensemble pour acheter de quoi manger. C'est vrai que maman faisait bien la cuisine… Mais c'est le marché qui nous avale petit à petit, maintenant… Comme ce serpent qui m'absorbe tout entier en commençant par la tête. J'en ai besoin, de ma tête ! Hé ! Je n'arrive plus à bouger !

 

Je me suis réveillé en sueur, le corps tremblant.

 

Est-ce que j'ai vraiment crié ou bien ce hurlement appartenait-il à mon cauchemar ? J'ai passé la nuit tout seul et personne ne pouvait me répondre. Est-ce que je ronfle ? Comment le savoir, puisque j'ai toujours vécu seul depuis mon départ du domicile familial.

 

J'avais vingt ans. C'était quelque temps après la mort de mon père. J'ai lâchement profité de son décès pour arrêter la fac d’économie. Je n’aimais pas ça, l’administration économique. Je voulais faire littérature… Mais un de mes frangins m’avait dit qu’il n’y avait que les branleurs qui faisaient littérature, et que ça ne débouchait pas sur un vrai métier. De toute façon, je n'y mettais pas souvent les pieds, à l’université. Je traînais plutôt dans les cafés. J'avais l'impression d'y apprendre la vraie vie. J'étais persuadé que c'était là que je prenais conscience du monde, au travers de mes rencontres, en écoutant parler les gens de la rue. Il m'était impossible de lui annoncer ça de son vivant, car je voyais bien qu'il se tuait à la tâche pour payer mes études.

 

Un jour, j'ai dit à ma mère que j'abandonnais des études qui ne me servaient à rien, que je voulais gagner de l'argent pour être enfin indépendant et que, de toute façon, j'avais déjà trouvé du travail. Son silence attristé n'était pas un encouragement. Ni une opposition. Ma mère n'avait pas un caractère faible, mais je suppose que parce que j'étais le dernier de ses sept garçons, dans une certaine mesure, elle me laissait toujours faire pratiquement tout ce que je voulais.

 

La voix grave de mon père, sur le répondeur, n'était plus calme ni polie. Il semblait en colère et je savais que c'était contre moi. Un juron caractéristique de sa langue natale ponctua le message juste avant le bip.

 

Je sais bien que ça t'a fait de la peine que j'arrête mes études, papa. Mais je t'assure que c'était la seule solution à mon insertion professionnelle. Je suis différent des autres, tu comprends ? Je suis un artiste… Je sais bien que tu ne prends pas ça au sérieux. Mais j'ai fait comme toi, tu vois, j'ai exercé des tas de petits boulots avant de… avant… Je sais, ça fait dix ans que je galère. Je ne suis pas encore connu… ça commence à être long… mais ça viendra, tu verras… fait moi confiance… Papa !

 

Je me suis réveillé en sursaut.

 

Dans les toilettes, je réfléchissais à ce rêve étrange. Pourquoi est-il venu me hanter ainsi, sans raisons apparentes et de manière répétitive, dix ans après la mort de mon père ? Parce que j'étais au chômage depuis sept longues années de part mon statut d’intermittent ? Parce que je refusais de faire autre chose que ce en quoi je croyais ? Heureusement que je n'étais ni superstitieux ni mystique…

 

Mon dernier patron, qui était non seulement un exploiteur mais aussi un pollueur de par son activité professionnelle, m'avait licencié pour faute grave : j'avais un peu tardé à reprendre le travail, après la courte pause de midi. Il m'avait surpris en flagrant délit de lecture. Une revue anarchiste. Il avait tenté de me faire la morale. Ce qui outrepassait les limites de ses fonctions. Je ne m'étais pas gêné pour le lui dire. Dans mon élan, j’en avais également profité pour lui expliquer tout le mal que je pensais de sa petite entreprise familiale, de la façon dont il traitait ses employés et de sa philosophie de la vie en général. L'ouvrier a toujours tort, hein ?

 

La sonnerie du téléphone persista une dizaine de fois. Mais à l'autre bout du fil, plus de répondeur. J'allai abandonner quand quelqu'un décrocha enfin le combiné. C'était mon père. Étrangement, il s'exprimait avec la voix de ma mère.

Alors, ça y est, tu as réussi ? Tu es heureux ? Je vais te voir à la télé ? J'articulais des mots, mais pas un son ne sortait. Allô ? Pourquoi tu ne me parles pas ? Je criai désespérément, mais la voix me faisait défaut. Allô ? Parle-moi, je t'en prie… Tu m'en veux, dis ? Pourtant j'ai compris, tu sais… Il va te falloir quelques années pour te débarrasser définitivement de ce complexe de culpabilité qui tourmente tes nuits de chômeur. Maintenant, je sais qu'un artiste non encore reconnu ne doit pas se sentir coupable quand les braves gens le désignent comme un parasite. D’ailleurs, aucun chômeur, artiste ou pas, ne doit se sentir coupable d’improductivité économique dans une société marchande. J'ai compris tout ça. Alors ? Tu ne veux plus me parler ? Plus jamais ? Allô ?!

 

Je me sentais impuissant devant cette incommunicabilité flagrante. Une solitude angoissante m'envahissait. Et puis je n'arrivais pas à croire que mon père, cet ouvrier modèle, me dise toutes ces choses, si lointaines de sa philosophie de la vie, en utilisant un vocabulaire étranger au sien. Pourquoi j'entendais la voix de ma mère, dont ce n'était pas non plus le langage ? Je savais parfaitement que j'avais affaire à lui. Je ne parvenais pas à voir son visage, car tout était trop confus, mais je n'avais aucun doute. Je sentais son odeur si particulière, un mélange de sueur et de poussière, de bois et de pierre, une émanation de chantier.

 

Je me suis réveillé.

 

Je suis allé directement aux toilettes, renonçant à chercher une quelconque explication à ces rêves étranges.

 

L'artiste démuni qui refuse d'abdiquer devant de vulgaires raisons pécuniaires dispose d'une échappatoire résolument moderne : la solidarité sociale. J'ai trouvé dans les Assedic ma revanche. Après toutes ces années d'exploitation, à pratiquer des travaux abrutissants et mal payés, je disposais enfin de temps complet pour m'adonner à mon art. J'ai échangé la reconnaissance sociale contre l’anonymat de la création.

 

1993

 

 

 

Camping l'Océane

1999

 

 

 

Le cheval de trait

 

Alentours de minuit.

 

Elle sort précipitamment de chez lui après une brève dispute. Peut-être celle de trop. Elle a le reste de la nuit pour y réfléchir. Demain matin, sa décision sera prise. Aux toilettes. Ou bien sous la douche. Ou, si elle hésite encore un peu, pendant son petit déjeuner. Mais elle devra sortir de chez elle avec une sentence ferme. Et lorsqu’elle sera arrivée à son cours de droit international, et qu’elle regardera ses élèves, elle sera déjà une femme libre et digne. Car elle n’en peut plus de supporter cet égocentrique limite pervers narcissique. Trop de pardons accordés tout au long de cette longue année. Trop de temps perdu à discuter de conversions impossibles. On ne transforme pas n'importe quelle pierre à coups de burin. La roche doit être noble. Et puis elle n’a pas l’âme d’une artiste. Elle n'a pas non plus l'intention de s’assujettir au bagne…

Elle monte les escaliers de marbre rose menant à son appartement grand standing. Un homme jeune et soigné fume une cigarette, assis sur la dernière marche du premier étage. C’est un de ses voisins. Il est petit, mais bien fait de sa personne, arborant sur le visage l’air supérieur de ceux qui ont décidé de commander. Mais elle ne fait pas partie de celles qui savent obéir, et l’a à peine remarqué auparavant. Il vient de sortir diplômé formaté d’une école de hautes études commerciales et s’apprête à intégrer un institut d’études politiques afin de subir un affinage. Il veut faire un métier de pouvoir qui rapporte beaucoup d’argent pour s’acheter des propriétés et des appartements, de belles voitures étrangères, et se payer de jolies femmes. Il place ce trio gagnant dans l'ordre de ses valeurs. Il considère le corps svelte de sa voisine avec convoitise. Elle est belle. Élégante. Gracieuse. Désirable. Le genre d'objectif à cibler pour briller en société. Il aime se faire envier par les rares qui pourraient être ses amis, et ça l'excite d'être jalousé par ses nombreux ennemis. Il avait déjà repéré, catalogué et listé cette probabilité de conquête. Il attendait le moment propice pour aborder en toute tranquillité celle qu'il fantasmait en petite bourgeoise argentée. Et voilà qu’elle arrive à sa hauteur. L’immeuble cossu est déjà endormi. Il se redresse tel un prédateur à l'affût. Au milieu du passage. Les mains sur les hanches.

- Bonsoir. Quelle apparition prometteuse... Vous êtes donc toute seule, cette nuit ?

- Non.

- Je vois bien que si.

- Vous ne semblez voir uniquement que ce qui vous intéresse. Je voudrais passer, s'il vous plaît.

- Voyons, ne vous fâchez pas. Je voulais simplement engager la discussion.

- Je n’ai pas envie de parler.

- Nous ne sommes pas obligé de parler tout de suite. Et tous les corps maîtrisent un langage libéré…

- Vous vous y prenez très mal avec les femmes.

- Ah oui ? Et comment dois-je vous prendre, vous, alors ?

- Vous êtes lourd. Laissez-moi passer.

- Allez, quoi, faites preuve d'un peu d'humour. Vous n'êtes pas une femme libérée ?

- Nous ne plaçons pas l'humour à la même hauteur. Et je suis une femme libérée des hommes.

- Mais je n'enchaîne pas forcément les femmes...

- Vous êtes un petit homme.

- Vous faites allusion à ma taille ?

- Elle vous complexe ?

- Non, pas du tout ! Je n'ai aucun complexe !

- Je vois ça...

- Quoi ? Comment ? Sachez que suis un homme qui valorise ses compétences, négocie ses savoirs et monnaie ses qualités.

- Parfait. Un brillant avenir politique s'ouvre à vous.

- Et sachez également que j'ai un certain succès avec les femmes. Elles finissent toutes par aimer jouer en bourse...

- Votre introduction est petite et vulgaire. Vous devriez choisir vos placements de fonds. Bon, je voudrais aller me coucher, maintenant.

- Vous ne voulez pas vous coucher avec moi ?

- Certainement pas ! Vous n’êtes pas du tout mon genre.

- Et c’est quoi, votre genre ?

- Le genre silencieux, léger, transparent, fantomatique. Le genre courant d’air. Allez, laissez-moi passer, maintenant. Et filez plutôt vous masturber, cela calmera vos ardeurs.

- Vous ne voulez pas me montrer vos seins, avant de partir ? J'aurais un souvenir pour me masturber...

- Vous ne méritez pas de les voir, comprenez-vous ? Allez, ça suffit, maintenant ! Poussez-vous ! (Elle l'écarte du passage et gravit les premières marches menant au second étage).

- Tant pis. Alors je vais me branler en pensant à ton petit cul bien moulé dans cette petite robe si légère. Je bande déjà comme un cheval…

- Allez donc brouter les prairies du Far West…

 

2011