Première année

 

 

 

Ce ventre rond comme la moitié d’une planète portait neuf mois d’une vie. La jeune femme s’avançait d’un pas nonchalant. Corps menu fondu dans une robe flamboyante. Cheveux noirs et courts. Elle a ouvert d’un tour de clef le portail électrique et s’est engagée dans la cour. Il prenait l’air à la fenêtre de son bureau. Elle a levé son joli visage et lui a souri. Il lui a dit bonjour. Elle lui a répondu bonjour. Voilà comment une inconnue, en devenant sa voisine, est entrée dans sa vie. C’était l’été.La chaleur de cette fin d’après-midi s’apaisait, mais pas sa libido qui attisait encore et toujours son corps de ses ardeurs gourmandes.

 

{...}

 

 

Il rinçait la vaisselle dans l’évier situé devant la fenêtre lorsque son regard a été attiré par un mouvement. Sa voisine venait d’apparaître dans la cour, vêtue de la même robe moulante léchée par les flammes qu’elle portait la veille. Elle s’est déhanchée jusqu’aux boîtes aux lettres emmurées près du portail, puis s’est penchée pour vérifier s’il y avait du courrier. Une femme enceinte ne se penche pas en avant comme le font les autres femmes. Elle garde le dos bien droit, ce qui fait ressortir la cambrure de ses reins. Sa voisine avait un joli petit cul magnifique auquel il a rendu hommage par une érection soudaine et puissante. Elle a déchiré l’enveloppe. Il a fait glisser le zip de sa braguette. Elle a déplié la lettre. Il a sorti mon sexe. Elle a lu longuement, peut-être même deux ou trois fois, le temps de prendre en main sa solitude. Elle a essuyé une larme. Quel en était le motif : larme de joie ou de tristesse ? Elle est restée là une bonne minute, debout, immobile, réfléchissant à quelque chose d’intense et d’éloigné. Il a hésité un instant, mais finalement n’a pu retenir un écoulement… Sa voisine ne savait pas encore, et lui non plus, que débutait ainsi le plus merveilleux des spectacles auxquels son inconscient promettait désormais de ne lui faire manquer aucune représentation. Et il était loin de se douter que de vilaines habitudes allaient dorénavant le commander.

 

 

{...}

 

 

Mais voilà que le petit bruit familier d’une clef que l’on tourne dans une serrure lui indiquait que la porte allait s’ouvrir. Ses yeux se sont fixés dessus sans ciller. Il a légèrement repoussé le battant de la fenêtre de manière à ne laisser qu’un interstice pour regarder. Il était prêt. Et sa voisine est apparue. Enveloppée dans un paréo rouge transparent coincé sous ses aisselles et noué au-dessus de ses petits seins qui tendaient le tissu. Elle offrait ainsi à ses timides prunelles le dénudé de ses épaules, de ses bras, de ses genoux et de ses mollets. Le bronzage, d’un léger brun, exotisait discrètement sa peau. Elle était belle. Luisante. Désirable. Elle tenait à la main un sac en plastique. La poubelle était située dans une niche parallèle à la façade de son duplex, à droite de la fenêtre de sa cuisine. Ce qui l’obligeait donc à traverser la cour. Il s’en réjouissait d’avance. Pourvu qu’elle prenne son temps… Elle ne disparaîtrait que quelques secondes, le temps de jeter le sac, puis il pourrait de nouveau en profiter et mater son côté pile. Pourvu qu’elle ne se dépêche pas de rentrer…

 

Il a observé son ventre rond qui précédait ses petits seins élastiques à chacun de ses pas. Quel bonheur, pour ses petites caméras qui opéraient un long travelling latéral. S’il avait été cinéaste, il en aurait fait son actrice fétiche. Et il n’aurait tourné que des plan-séquence interminables afin de prolonger ces instants de grâce, de reporter le plus tard possible la souffrance de murmurer coupez… Il s’est rendu compte que ces enjambées écartaient les pans du paréo, dévoilant des cuisses fuselées tout en muscles, qui vibraient sous la pression de l’énergie vitale. Et puis il a vu le museau d’une blanche culotte en coton. Soit l’immaculée simplicité. Il était troublé par une érection aussi subite que vigoureuse. Son humble front se collait presque à la vitre tant l’attraction était intense. Ses yeux n’étaient plus que des chiens affamés suivant le premier maître susceptible de les nourrir. Ce repas rapidement ingurgité était frugal, mais ô combien nutritif en espoirs.

 

 Sa voisine est réapparue dans un halo de lumière, s’en retournant chez elle à petits pas, tout en rehaussant d’un geste furtif le tissu sur ses seins. Oh, comme il aimait cette pudeur contrariée qui se manifeste parfois dans un subtil mouvement… Il a d’abord laissé rouler ses innocentes prunelles le long de son dos, puis, tandis qu’elles rebondissaient sur ses fesses rondes, ses pensées lubriques se sont faufilées jusqu’à son entrecuisse grâce à la transparence du paréo. Elles tournoyaient dans un espace à la fois obscur et lumineux, poussières de fantasmes placés en orbite, et il comprenait enfin les raisons de l’expansion infinie de l’univers, l’avantage de voyager à la vitesse de la lumière ainsi que l’attraction fatale des trous noirs… La porte s’est refermée brutalement. La bouche bée et la main pleine, il est resté quelques secondes à regarder couler le filet d’eau dans l’évier, songeant que de toutes parts s’échappait constamment de la matière, qu’elle se transformait continuellement pour devenir autre tout en préservant à chaque fois un peu d’elle même, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il n’existe plus une seule pensée humaine pour s’en rendre compte, pour nommer cette alchimie et s’en enorgueillir, puis il a tourné le robinet en laissant échapper un soupir d’humilité.

 

Il s’est précipité dans la pièce qui lui servait de bureau pour prendre son cahier à textes. Un besoin irrépressible de catharsis s’annonçait. Se vider du monde dans le monde. Participer à la grande transformation perpétuelle. Rendre ce qu’on lui avait donné. Il venait d’être touché par une inspiration constellée, surgie directement du Big-bang, qui avait traversé l’univers jusqu’à l’époque humaine pour lui permettre de déverser humblement sur sa page vierge une sorte de fulgurance poétique, un questionnement astronomique, un principe de mécanique ondulatoire…

 

 

{...}

 

 

Durant son adolescence, il éprouvait des difficultés à communiquer avec les autres en général et avec les filles en particulier. Il mettait ça sur le compte de sa maladresse, de sa timidité, et il se disait qu’avec un peu plus d’expérience ces relations humaines s’arrangeraient. Il se rassurait en se répétant qu’avec l’âge, il apprendrait à parler aux femmes. Mais le temps n’a rien arrangé à l’affaire. Ses déplorables expériences avec les dames se sont stratifiées les unes sur les autres. Ses pauvres souvenirs se sont fossilisés sans autre témoin que sa mémoire. Et seule une archéologue, aussi ravissante qu’opiniâtre, pourrait déblayer les vestiges de sa vie sentimentale et sexuelle pour y découvrir d’insoupçonnables richesses culturelles. Car les occasions d’établir des relations civilisées n’ont pas manquées. Au contraire.

 

Il avait croisé sur sa route bien des femmes qui ne demandaient pas mieux que de prospecter ses trésors cachés. Dans leurs yeux perçants luisait l’éclat de l’espoir. Mais la timidité le rigidifiait tant qu’il ne réagissait jamais assez rapidement pour en profiter. Alors, pressées ou lassées, elles passaient leur chemin. Revenez, c’est un malentendu, disait une petite voix dans sa tête. Laissez-moi le temps de trouver la première phrase. Celle qui déclencherait tout. Permettez que j’apprenne à vous parler. Et pourquoi ne feriez-vous pas le premier pas ? Je ferais tous les autres. Ne voyez-vous pas que j’en crève ? Mais tu es trop fier pour leur courir après, n’est-ce pas ? Oui. Je suis surtout trop con. Pourquoi es-tu si exigeant ? Tu n’en as pas vraiment les moyens. Regarde-toi dans une glace… Quoi ?! Je ne suis pas laid ! Non, mais tu es ordinaire. Et c’est peut-être pire. Mais je n’y peux rien ! Je suis fait comme ça. Est-ce ma faute si le monde vit dans l’illusion de l’exception ?

 

Depuis qu’il est en âge de faire l’amour, il avait dû coucher avec une bonne cinquantaine de femmes venues de tous horizons, mais la quantité n’avait pas amélioré la qualité de ses rapports avec ces dames. Il était toujours aussi maladroit. Toujours aussi apeuré de faire mal. De décevoir. Et d’être déçu. Résultat : il n’était jamais tombé amoureux. Est-ce grave, docteur ? Suis-je anormal ? Peut-on vivre sans être amoureux ? Doit-on absolument ressembler au modèle dominant sous peine de passer pour un monstre d’égoïsme ? Un malade ? Personne pour lui répondre… Pour compenser ce vide, il entretenait l’illusion littéraire d’un amour absolu qui le rendrait durablement heureux et transformerait enfin sa vie d’homme. Et lorsqu’il s’efforçait de narrer une quelconque relation amoureuse dans ses histoires, ça commençait toujours bien mais ça ne durait pas. Parfois même ça finissait tragiquement. Bref, il avait beau écrire pour s’offrir d’autres vies, se donner d’autres chances, il ne pouvait pas s’empêcher de perpétuer virtuellement sa propre misère existentielle. Il avait vraiment le noir sentiment d’être condamné à la souffrance pour accéder à la poésie. Hélas, il n’était même pas un poète maudit…

 

[...}

 

Le téléphone a sonné. Á l’autre bout du fil, un chanteur de variété à la réputation intermittente. Il avait fait sa connaissance il y a deux ans, lors d’un festival régional de chanson française. La rencontre n’avait pas aboutie sur une longue amitié. C’était un prétentieux inculte et stupide. Et il n’aimait ni sa voix ni ses goûts musicaux. Mais ce ringard avait un bon carnet d’adresses… Il l’avait sollicité pour écrire les paroles d’une chanson qui par la suite avait eu un succès relatif avant de sombrer dans le tourbillon de la nouveauté radiophonique. C’était la première fois que la Sacem lui redistribuait autant d’argent. Il ne pouvait donc pas décemment le mépriser tout à fait. Cette fois, l’interprète lui annonçait qu’on venait de lui composer un truc formidable, tu sais, avec une vraie mélodie, bref, je suis sûr que ça va être un tube. Il demandait des paroles sobres mais efficaces, comme la dernière fois, tu sais, avec un refrain qui tue… Ses paupières s’alourdissaient considérablement et il avait du mal à garder les yeux ouverts. La fatigue mélangée à l’ennui, c’est redoutable… Il l’avait remercié d’avoir pensé à lui : c’est vraiment gentil de ta part, c’est même flatteur, mais franchement je ne sais pas écrire des tubes, et puis tu sais, ces temps-ci, je n’ai pas vraiment la tête à écrire des chansons, je suis désolé, c’est non, j’espère que tu ne m’en veux pas trop… Il semblait légèrement vexé et lui a demandé de le rappeler s’il venait à changer d’avis.

 

{...}

 

 

Chambre blanche. Lumière aveuglante. Chaleur intense. Lit en tubes métalliques au milieu de la pièce. Je suis allongé dessus. Nu. Transpirant. Corps lourd. Pas envie de bouger. Mes yeux roulent autour de moi sans que je puisse les contrôler. Á quelques mètres, un lit identique au mien. Je vois une forme. La vision se précise. Une femme couchée sur le dos. Nue également. Un corps tout en formes. Elle est enceinte. C’est moi qu’elle attend. Jambes repliées. Cuisses écartées. Son visage est flou. Ses cheveux sont mouillés de sueur. Elle bouge sa tête d’un côté et de l’autre. Elle dit non ? Comment savoir ? Tout est silencieux. Mais son corps est un appel. Ça m’excite. Je bande. C’est douloureux. Je voudrais me lever. Difficile. Je fais des efforts. Je sais que je peux y arriver. Faut se forcer. Bouger les mains. Bouger la tête. Le corps suivra. Ça y est ! J’arrive à me lever. Mon érection me pèse. Je m’approche de l[...}’autre lit. Je sais pourquoi. Je sais ce qui va se passer. J’en ai très envie. Mais c’est long. Chaque pas est lourd. Je n’arrive pas à marcher plus vite. Le lit est toujours aussi loin. Pourtant il semblait tout près. J’allonge les bras. Mains ouvertes et doigts tendus. Prêt à toucher. Á prendre. Désir intense. Ça y est ! Je suis à côté d’elle. La femme tourne son visage vers moi. Je ne le distingue toujours pas. Mais je sais qu’il est bienveillant. Elle ouvre ses bras pour m’accueillir. Je comprends ce qu’elle veut. Je devine qu’elle attend ça depuis longtemps. Je voudrais lui parler. Des phrases se forment dans ma tête. Ma bouche s’ouvre. Mais aucun mot ne sort. Tant pis. Ce n’est pas grave. Ce n’est pas la peine. Je sais qu’elle sait. Nous sommes complices. Je monte sur le lit pour me coucher sur elle. Elle m’enlace. Son souffle s’immisce dans mon oreille. Ses mains glissent sur mon dos. C’est très agréable. Elle m’embrasse. Ma langue est maladroite. Je ne suis pas à l’aise. Cette position n’est pas pratique. Pas confortable. L’équilibre reste instable. Les draps râpent mes genoux. Je tâtonne pour trouver le chemin. Sa peau est douce. Chaude. Je dirige mon sexe d’une main. Trouve le sien humide. Mais son ventre rond m’empêche de m’enfoncer complètement. C’est frustrant. Elle fait des efforts pour relever son bassin. Mais ça ne fait que me repousser. J’insiste. Je dois y arriver. Je n’ai pas le droit d’échouer. Cette invitation à pénétrer son intimité est la chose la plus émouvante qu’une femme puisse me demander. Elle s’impatiente. Elle me serre fortement la nuque. Elle a peur que j’abandonne. Je sais qu’elle ne veut pas que je parte avant d’y être arrivé. Je ne vois toujours pas son visage. Mais j’entends sa voix. Elle dit des choses. Des mots saccadés. Mais son langage est incompréhensible. Je dois la rassurer. Je l’embrasse sur le front. Dans le cou. Je lui chuchote à l’oreille que je vais y arriver. Que ce n’est pas difficile. Et puis j’ai une idée. Je lui demande de se tourner légèrement sur le flanc. Je lui dis que je vais la prendre doucement par derrière. Elle fait oui de la tête. Je sais qu’elle souri. Elle est contente. Je la saisis par la taille. Surexcité. Son cul est magnifique. Je ne vois plus que lui. Elle le remue en gémissant. Je me frotte contre lui. Vite ! Je sens déjà venir l’éjaculation. Je dois me contrôler. Penser à autre chose. Une pendule. Penser au mouvement du balancier. Je bouge en rythme avec son cul. Mais je n’arrive toujours pas à la pénétrer. Nous sommes mouillés de transpiration. Je glisse. J’essaie de m’agripper à sa taille. Sans résultat. Je lâche prise. Et c’est la chute.

 

Il est tombé du lit. Le cul sur la moquette. En ouvrant les yeux, il a vu la lumière verte diffusée par les chiffres de son radio-réveil. Avec le silence tout autour. Il était donc dans sa chambre… Ce n’était donc qu’un rêve… Ça semblait pourtant si réel… Et il venait d’éjaculer en l’air. Quel drôle de rêve érotique… Il a trouvé à tâtons l’interrupteur de la lampe de chevet. Il s’est relevé, légèrement confus, pour aller se rincer dans la salle de bains et nettoyer ses draps. Mais il était moins tracassé par cette pollution nocturne que par son incapacité physique à pénétrer cette femme qui en voulait tant. Pourquoi ? Parce qu’elle était enceinte ? Parce que ça faisait longtemps que je n’avais pas pénétré une femme ? Parce qu’elle en demandait beaucoup ? Est-ce que cette inconnue dont je ne voyais pas le visage était ma voisine ? Alors, ce rêve pourrait bien signifier un interdit… Comment ça ? Tu n’as pas le droit de toucher à ta voisine tant qu’elle est enceinte. Mais c’est ridicule ! Son état n’est pas incompatible avec des relations sexuelles. Et puis une femme enceinte n’est pas une sainte. Alors ça voudrait dire, plus simplement, que tu n’arriveras pas à la séduire. Ah bon, et j’aimerai bien savoir pourquoi ? Je ne suis ni moche ni con. Et puis je te signale que cette femme, dans mon rêve, avait envie que je la pénètre.

 

{...}

 

Sa voisine préférée était partie. Certainement visiter de la famille ou des amis. Il n’allait tout de même pas rester cloîtré chez lui pour attendre sagement son retour chaque fois qu’elle quittait son appartement. Il devait aussi sortir de temps en temps. Il avait besoin d’exercice. Ne serait-ce que de marcher un peu. S’oxygéner. L’air pollué du dehors valait-il mieux que celui de l’intérieur ? Au moins il sentirait l’air libre rafraîchir son visage et le soleil vitaminer sa peau. Bon pour la santé, tout ça ! Et puis il avait également besoin de voir de nouvelles images afin d’enrichir sa mémoire. Aller à la rencontre d’autres femmes pour oublier un peu sa voisine qui commençait à prendre trop de place dans son cerveau. Juste les regarder bouger, les entendre parler et rire lui suffirait, même si la plupart d’entre-elles l’ignoraient. Évidemment, lorsque leurs regards ne s’attardaient pas sur lui, il souffrait de cette absence de reconnaissance, de ce manque de lumière et de chaleur. Mais il était prêt à subir cette indifférence, à se fondre dans leur paysage pourvu qu’il puisse les regarder. Toutes et de toutes parts. Et les désirer. Car finalement, la véritable injustice provenait du fait qu’elles fourmillaient, multiples et disponibles, alors qu’il demeurait toujours dans sa solitaire unicité. Tant pis ! Il existait une vie au-dehors. Elle n’attendait que lui pour l’embarquer dans son tourbillon. Il n’avait qu’à se laisser porter. Ça, il savait faire.

 

Marcher est un plaisir. Déambuler sans but dans les rues, prendre à gauche ou à droite au dernier moment à cause d’un infime détail qui vous a traversé l’esprit, inconsciemment ou pas, en sachant vaguement où cela mène mais sans vraiment décider d’un parcours, et sans se soucier de retourner en arrière, jusqu’à ce que la fatigue alourdisse les jambes. Flâner le nez en l’air pour apprécier l’architecture urbaine, en prenant toutefois garde aux innombrables crottes de chiens lâchées sur les trottoirs. Se balader ainsi est agréable, même s’il faut souvent éviter des piétons indifférents qui ne font pas l’effort de changer leur trajectoire. Son errance insouciante dans les méandres de la ville a duré presque deux bonnes heures. Puis ses pas sont devenus plus lourds, signe de fatigue, tandis que son palais subissait une terrible sécheresse. Une halte s’est donc avérée nécessaire. Il a cherché à s’attabler à la terrasse d’un café, sur une place tranquille éloignée de la circulation automobile, mais en cette saison estivale une foule multicolore s’éparpillait dans tous les bons coins ombragés. Alors il a fini par entrer dans le premier bar venu. Á l’intérieur de la salle exiguë, il y avait quelques tables inoccupées. Il s’est installé à une petite table ronde près de la porte des toilettes, mais qui avait l’avantage d’être située dans une niche carrelée, source de fraîcheur assurée. C’était également un bon endroit pour observer les clients. Leurs gestes futiles de prime abord, tout en surface, révélaient parfois des bribes de leur personnalité et nourrissaient ainsi son imaginaire. Ça faisait passer le temps.

 

Une demi-heure plus tard, le serveur apportait une deuxième pression. Alors qu’il s’apprêtait à trinquer à la merveilleuse mécanique humaine servant à l’évacuation liquide et solide, une jeune femme vêtue d’un tailleur blanc est entrée dans les toilettes en posant sur sa transparence des yeux distraits. C’était une grande et jolie brune aux cheveux longs. Pour se consoler, il se disait qu’il avait un avantage sur cette femme. En quelques secondes, il avait pris le temps de l’absorber entièrement du regard. Une idée s’est mise à tournoyer vaguement dans sa tête. Alors il a débridé son imagination. Des mots surgissaient. Innombrables. Il fallait trier, choisir ceux qui sonnaient en tâchant de donner un sens à l’ensemble. Et peu à peu la matière prenait forme. Un poème ? Une chanson ? Peu importait. Là n’était pas l’essentiel. L’important se résumait en un mot : création. On verrait plus tard pour la dénomination. Occupé à mémoriser ces trouvailles sur son dictaphone, il en oubliait l’inspiratrice. Et les minutes passaient. Quelqu’un est sorti des toilettes. Il a relevé la tête. C’était un homme. Ah bon ? La jolie brune toute de blanc vêtue en était sortie sans qu’il ne s’en rende compte. Il avait raté son côté pile. Elle n’avait donc pas eu droit à un dernier regard gratifiant. Tant mieux ! Ça lui apprendra à ne pas faire attention aux âmes seules… Il n’y avait plus rien à faire dans ce lieu. Autant partir.

 

{...}

 

Il en était là de ses interrogations lorsque le portail s’est enclenché.

 

Pourtant il n’avait pas entendu de pas fouler les graviers de l’impasse.

 

Qui cela pouvait-il être, à cette heure-ci ? Il a failli avaler de travers en

 

la voyant entrer dans la cour. Quelle bonne surprise ! Il ne l’avait pas

 

revue depuis une semaine et la voilà qui réapparaissait enfin. Toujours

 

aussi jolie. Toujours aussi dé… mais… elle avait perdu quelque chose ?

 

Il a mis une seconde à comprendre quoi. Son ventre était redevenu

 

plat… enfin, presque… beaucoup plus que ce qu’il n’était avant… Bon

 

sang ! Mais bien sûr… Quel con ! J’avais tout imaginé, du plus terrible

 

au plus abracadabrant, sauf la chose la plus évidente…

 

Oui, le corps de sa voisine préférée avait changé. En beaucoup mieux.

 

Il avait éprouvé du désir pour une femme enceinte, mais une sorte de

 

réserve respectueuse, due certainement à son éducation, filtrait le

 

libre cours de mes fantasmes. Les courbes et les formes attisaient sa

 

libido, mais lorsque son regard s’égarait sur le ventre rond, celui-ci lui

 

renvoyait une image de protecteur attentionné plutôt que d’amant

 

insatiable. Il songeait aussitôt qu’ils n’étaient pas seuls, qu’une vie

 

attentive accaparait la sienne, donc prenait à témoin ses désirs et ses

 

actes. Dorénavant, bien qu’elle soit devenue mère, sa jolie voisine

 

demeurait plus que jamais femme. Et son imaginaire allait enfin

 

pouvoir se déchaîner… Il a retrouvé avec plaisir cette démarche

 

familière. Cette façon si particulière de bouger les hanches. Et ça l’a

 

rassuré. Pourquoi ? Aucune idée. Mais des souvenirs d’enfance sont

 

venus le troubler l’espace d’un instant. Du fond de sa mémoire

 

surgissait ce sentiment de joie qu’il éprouvait en revoyant sa mère à

 

la sortie de la maternelle, après avoir passé toute une matinée sans

 

elle, au milieu d’autres enfants dont certains n’existaient que par des

 

cris, des larmes et des gesticulations. Il était soulagé de retrouver ses

 

bras protecteurs et ses sourires, de savoir que son attention affective

 

serait entièrement et uniquement dirigée vers lui dans la sérénité du

 

foyer… Quel rapport ? Il n’en savait rien. En tous cas, il était heureux

 

de cette apparition aussi surprenante qu’inattendue. Et il commençait

 

à bander agréablement. Sans tabous. Il redécouvrait un corps qu’il

 

pensait pourtant déjà connaître, subtilement enveloppé dans une

 

longue robe blanche. Elle était craquante avec son chapeau de paille

 

sur la tête. Et puis il s’est enfin intéressé à ce que poussait sa voisine.

 

Un landau dans lequel gesticulait quelque chose qui émettait des

 

sortes de chuintements… Son membre s’est aussitôt ramolli.

 

Passant devant la fenêtre, sa voisine a tourné la tête pour dire

 

bonjour en lui adressant un sourire. Il lui a renvoyé la politesse,

 

ajoutant qu’elle avait perdu quelque chose. Elle a lâché un éclat de

 

rire et lui a répondu il était temps… Puis elle a continué son chemin

 

jusqu’à la porte de son appartement. Là, elle s’est penchée en avant.

 

Certainement pour fouiller dans son sac qui devait se trouver aux

 

pieds du bébé. Ah, quel bonheur ! Le fin tissu en lin laissait

 

transparaître les coutures de sa culotte. Sa voisine mettait du temps à

 

trouver ses clefs. Pour faire durer le plaisir, sans doute… Quelle

 

gentillesse… Bonjour, joli petit cul. Ça fait si longtemps que je ne t’ai

 

pas vu… Et allez ! Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ? Oh, rien, rien qui

 

ne change de tes propos habituels. Mais c’est affectueux, ce que je

 

viens de dire. Peut-être, mais ce n’est pas le moment. Comment ça ?

 

Laisse-la s’installer, merde ! Elle vient juste d’arriver et voilà que tu lui

 

sautes dessus. Mais pas du tout ! En plus, c’est elle qui… qui… Qui

 

quoi ? Il faut bien qu’elle ouvre sa porte, non ? Oui, mais elle n’a pas

 

besoin de se pencher autant. Et puis je trouve qu’elle tarde à trouver

 

ses clefs. C’est parce qu’il y a plein de choses dans son sac. M’ouais,

 

mais peut-être y aurait-il là une intention délibérée de m’exciter. Mais

 

qu’est-ce que tu vas chercher, encore ? Tu ne crois pas qu’elle a autre

 

chose à faire ? L’un n’empêche pas l’autre… Tu crois vraiment qu’elle

 

ne pense qu’à ça, comme toi ? Et pourquoi pas ? Au moins à chaque

 

fois qu’elle me voit. N’importe quoi ! Et en plus, je te signale que vous

 

n’êtes pas seuls. Je ne vois personne d’autre… Et le bébé, alors ? Mais

 

il ne se rend compte de rien dans son landau. Ce n’est pas une raison.

 

C’est une question de principe. Tu ferais mieux d’aller te laver les

 

dents. Oui, c’est exactement ce que je vais faire. De toute façon, elle

 

est rentrée et il n’y a plus rien à voir.

 

{...}

 

Pourquoi lui paraissait-il impossible d’engager un dialogue avec elle

 

C’étaient des bonjours un jour, des bonjours un autre jour, une

 

répétition de bonjours dans la semaine, sur plusieurs tons, avec plus

 

ou moins de sourire selon l’humeur, mais les autres mots ne

 

parvenaient pas à sortir. Pourtant, ses bonjours à elle étaient

 

charmants. Toujours pleins d’entrain et de générosité. Avec des

 

sourires engageants qui pouvaient ouvrir sur une multitude de sujets

 

de conversation. Il aimait sa voix si douce, teintée d’un accent pointu,

 

quand elle demandait vous allez bien ? Il avait envie de lui répondre

 

toujours quand je vous vois, il suffit d’un bonjour matinal et souriant

 

comme vous en avez le secret pour me donner de l’énergie toute la

 

journée. Mais ça ne sortait pas. Quand elle demandait s’il entendait

 

pleurer le bébé la nuit, il avait envie de lui répondre non, et puis de

 

toute façon ça ne me gênerait pas, je sais ce que c’est que de se

 

réveiller seul dans l’obscurité d’une chambre trop grande pour un

 

petit être fragile avec la peur et la faim au ventre. Mais ça ne sortait

 

pas. Quand elle ne demandait rien et continuait son chemin, il avait

 

envie de la rattraper pour lui dire vous avez un joli petit cul

 

magnifique, Madame ma voisine préférée, avec tout le respect que je

 

vous dois, bien sûr, et je vous assure que c’est l’un des plus beaux culs

 

que j’ai vu sur cette ronde planète, il siège parmi les cinq ou six élus

 

qui m’ont fait tourner la tête, tous les autres vous arrivent à peine aux

 

reins, et croyez-moi, dans ma vie de célibataire, j’en ai vu, des culs, et

 

je continue d’en voir, d’ailleurs, pour essayer d’oublier le votre qui

 

provoque en moi tant de désirs inassouvis, je marche désespérément

 

dans les rues à leur rencontre, cherchant fébrilement ceux qui

 

m’émeuvent pour les suivre avec ferveur, car leur attraction est

 

irrépressible et mes yeux tournent en orbite autour, alors je les

 

observe avec infiniment de douceur… les femmes osent de plus en

 

plus, l’été, vous ne trouvez pas ? Mais ça ne sortait pas. Parfois, quand

 

il se sentait un peu de courage pour lui parler du temps à l’aide de

 

quelques expressions très ordinaires, elle répondait sans hésiter par

 

des banalités. Hélas, lorsqu’on n’est pas climatologue, on a vite fait le

 

tour de la question. Et la discussion s’achevait aussitôt. Ils se

 

regardaient alors intensément quelques secondes, dans l’attente que

 

l’un des deux reprenne la parole, réfléchissant à ce qu’il fallait dire

 

pour relancer la discussion, mais demeuraient aussi démunis l’un que

 

l’autre. Et chacun repartait silencieusement de son côté. Peut-être

 

avait-elle compris qu’il était un grand timide… Le plus souvent, elle

 

répondait à ses bonjours par des bonjours et la conversation s’arrêtait

 

là. Ou bien peut-être était-elle également intimidée… Un homme de

 

mon âge, ayant un certain charme, et encore célibataire, ça doit

 

intriguer les femmes, non ? Elles se disent attention ! Prudence, c’est

 

un séducteur, un attrape-cœurs, mieux vaut ne pas en tomber

 

amoureuse… Un peu de modestie, veux-tu ?

 

Il avait toujours eu des difficultés à s’adresser aux jolies femmes en

 

général et à celles pour qui il éprouvait du désir en particulier. Comme

 

si leur beauté ou leur charme ne toléraient que des choses

 

intelligentes et poétiques. Et là, comme ça, dire de belles choses tout

 

d’un coup, sans échauffement, ça lui était très difficile. Il avait besoin

 

de recul pour ce genre de mots. Bouh ! que tu es compliqué… Arrête

 

de te compliquer la vie, comme ça. Tu vois des problèmes partout. Tu

 

vas te faire un ulcère du cerveau… Il n’y a rien de dégradant à

 

échanger des propos ordinaires avec une jolie femme. Même des

 

personnes illustres échangent des banalités entre elles. Oui, bien sûr,

 

je sais… Tiens ! Lorsque Rimbaud et Verlaine étaient voisins, et qu’ils

 

travaillaient à leur potager dans leur petit bout de jardin, Verlaine

 

avait engagé la conversation en disant à Rimbaud vous avez-là un bien

 

beau potager. Rimbaud avait répondu le votre n’est pas mal non plus.

 

Et Verlaine lui avait rétorqué je vous ferais volontiers goûter mes

 

légumes. Á cela, Rimbaud avait immédiatement répliqué avec joie ! et

 

par la même occasion, je vous ferais goûter les miens…

 

{...}

 

Sa voisine préférée ne lui remontait pas le moral. Impossible de

 

réchauffer ses yeux à ses apparitions. L’hiver la forçait à s’habiller

 

chaudement de pantalons épais sur des bottes, de gros pulls, d’un

 

long manteau, d’un bonnet de laine pour la tête et d’une paire de

 

gants. Elle entrait et sortait rapidement de chez elle, sans prendre le

 

temps de flâner dans la cour en lisant son courrier. Elle ne s’attardait

 

pas dans les pièces lorsqu’elle laissait les fenêtres ouvertes juste le

 

temps d’aérer. La nuit hivernale lui faisait baisser les stores plus tôt

 

qu’à l’ordinaire. Ils ne se croisaient presque plus dans l’impasse. Bref,

 

il se sentait vraiment seul. Et comme il n’avait aucun spectacle digne

 

de ce nom à se mettre sous la prunelle, il passait ces nuits d’hiver à se

 

remémorer les merveilleux moments que sa voisine avait offert à son

 

regard, repassant inlassablement les films de sa cinémathèque

 

mémorielle. Ce qui réchauffait un peu ses draps et réactivait ses sens

 

le temps d’une érection.

 

{...}

 

Comme une minorité de personnes dans le monde, celles qui ont les

 

moyens de choisir leur vie, il commençait la nouvelle année par de

 

nombreuses résolutions, aussi radicales que définitives. Les plus

 

importantes par ordre croissant consistaient à chercher plus

 

énergiquement un travail dans lequel il pourrait s’épanouir un

 

minimum, c'est-à-dire déployer ses compétences artistiques tout en

 

restant réaliste. Ensuite, il s’était promis de reprendre contact avec le

 

monde en général et de renouer avec ses amis en particulier. S’il

 

continuait d’attendre que ceux-ci l’appellent et si ces derniers se

 

comportaient de la même stupide manière, ils n’arriveraient jamais à

 

rien. Il était également déterminé à tomber amoureux d’une jolie

 

femme pour avoir vraiment une raison de vivre. Bon sang ! Quand je

 

pense que je ne suis jamais tombé amoureux… Quelle misère… Je n’ai

 

jamais dit je t’aime à une femme. Pourtant, à une époque où tu ne

 

menais pas encore cette vie d’ermite, il t’est arrivé de le dire à un ou

 

deux de tes amis… Oui, peut-être qu’il est plus facile d’avoir des amis

 

que des amours. Pas d’accord. L’amitié à également ses exigences…

 

Oui, bon, bref, toujours est-il qu’aucune femme ne m’a jamais dit je

 

t’aime. Aucune de ces nombreuses passantes de ma vie ne m’a serré

 

une seule fois dans ses bras amoureux. Alors comment veux-tu que je

 

trouve la force d’être ? Comment devenir quelqu’un s’il n’y a

 

personne pour me reconnaître ? Comment puis-je me sentir fort, sûr

 

de moi, utile et motivé pour faire de bonnes choses ? Hein ?

 

Comment ? Je prenais donc la résolution générale de me rapprocher

 

le plus souvent et le plus près possible du bonheur. Si tu pouvais aussi

 

éviter de te plaindre et de te déconsidérer chaque fois que tu échoues

 

dans un projet… Oui, j’y travaillerai. Parmi le vrac des autres

 

déterminations, il a également fait le serment de ne plus mater sa

 

voisine comme un con derrière ses rideaux. Et de lui tenir

 

régulièrement des conversations originales, pleines d’humour et de

 

poésie, jusqu’à ce que quelque chose se déclenche. Ou bien alors tu

 

l’oublies définitivement afin de te libérer d’une obsession qui devient

 

pathologique et aliénante. Il y a suffisamment de femmes libres sur

 

cette terre, bon sang ! C’est vrai. En tous cas, la suite logique de cette

 

décision lui apporterait plus de temps pour travailler l’écriture et faire

 

de l’exercice.

 

{...}

 

 

 

Deuxième année

 

 

 

Je m’étais habitué à ma voisine préférée. J’avais donc du mal à tenir

 

mes résolutions de fin d’année. J’avais besoin de la voir tous les jours,

 

même pour une minute, même pour dix secondes. Et je ressentais

 

comme une nécessité ce qu’elle acceptait de bien vouloir offrir à mon

 

regard. Traverser la cour en se déhanchant nonchalamment. Se

 

pencher en avant pour prendre le courrier ou ramasser quelque

 

chose. S’immobiliser dos à ma fenêtre lorsqu’elle discutait avec la

 

factrice ou les autres voisines. Je me nourrissais de ses dons visuels.

 

J’aimais son joli visage fin, qu’elle tournait subrepticement vers mes

 

fenêtres en sortant de chez elle, comme pour me signifier qu’elle

 

devinait ma présence là, quelque par derrière mes rideaux. Ou bien

 

se demandait-elle si j’étais chez moi ? Ce qui, dans le fond, revenait au

 

même. Lorsqu’elle s’accoudait à la fenêtre, j’étais ému par la façon

 

particulière qu’elle avait de regarder parfois dans le vide avec ses yeux

 

sombres, tandis que ses pensées semblaient errer tristement vers de

 

lointains horizons. Était-elle réellement triste ? Voulait-elle me faire

 

comprendre quelque chose ? Qu’elle rêvait d’une autre vie ? Qu’elle

 

se sentait seule ? Attendait-elle que j’ouvre à mon tour la fenêtre pour

 

lui parler, lui tenir compagnie, la faire rire ? J’étais attendri par les

 

sourires affectueux adressés à son enfant qui l’interpellait de sa

 

poussette. Elle s’arrêtait alors de balayer un instant devant sa porte

 

pour lui parler doucement avec des intonations ludiques. Sourires

 

charmants qui s’épanouissaient en gloussements furtifs et complices.

 

Alors le timbre de sa voix devenait légèrement plus grave. Et une

 

corde sensible vibrait en moi. En fait, comme je ne connaissais pas

 

la personnalité de ma voisine, je me l’imaginais toujours à son

 

avantage. Façonnant les facettes de son caractère tel un sculpteur

 

épurant sa matière brute. Bref, je la sublimais. L’idéalisait. Oui,

 

c’était certainement quelqu’un de bien. Je m’en persuadais tous les

 

jours. Elle était celle que j’aurais peut-être aimé aimer…

 

{...}

 

Écrire à propos de ma voisine m’apportait presque autant de bien être

 

que de la regarder. Ça me la rendait présente quand je ne la voyais

 

pas. Et j’avoue que parfois c’était presque mieux. Une sorte de plaisir

 

purement cérébral, puisque je lui faisais faire ce que je voulais… Je

 

décidais et aussitôt elle obéissait à ma plume sans rechigner. Et plus

 

j’exigeais, plus elle s’offrait. Sans aucune retenue. En fait, je la

 

transformais en une femme libérée. Tu n’exagères pas un peu, là ? Á

 

mon avis, elle ne t’a pas attendu pour ça. Oui, bon, d’accord… En tous

 

cas, je n’étais plus un voyeur enchaîné aux lourdes et longues attentes

 

de ses apparitions, l’obligé de ses humeurs si changeantes, mais un

 

libre créateur, à l’imagination fertile et à la libido gourmande, qui

 

commandait aux actes de cette créature hypersexuelle… Oui, bon…

 

Écrire me donnait également l’impression de lui parler. Et je pouvais

 

le faire sans bégayer ni balbutier. Sans me ridiculiser. Sans être pressé

 

par le temps et sans qu’elle ne m’interrompe. Je ne craignais plus ces

 

silences où l’on doit chercher ses mots. Trouver des choses

 

intéressantes à dire. Et peut-être qu’inconsciemment j’espérais qu’elle

 

ait un jour l’occasion de lire ces pages. Ça m’éviterait ainsi bien des

 

efforts d’oralité en tête à tête. Plus besoin d’expliquer quoi que ce soit

 

ni d’excuser mon comportement ridicule.

 

Une fois, j’avais songé à lui écrire une lettre pour lui expliquer

 

comment elle avait bouleversé ma vie en devenant ma voisine. Mais

 

après une dizaine de pages, j’avais renoncé. Trop long. Trop intime. Et

 

puis j’avais eu peur de gâcher cette relation de voisinage si

 

particulière. Parfois, un mot de trop et c’est la fin de tout… J’ai donc

 

choisi d’errer dans le doute, ne pas savoir la teneur de ses sentiments

 

envers moi, ainsi mon imagination pouvait continuer à divaguer et ça

 

me procurait quand même un certain plaisir cérébral…

 

Quand j’étais adolescent, il m’arrivait d’écrire beaucoup de lettres que

 

je n’envoyais pas. Il m’importait plus de les écrire que de les envoyer.

 

Au final, je les retravaillais et ça devenait des nouvelles ou même des

 

poèmes qui terminaient dans un tiroir. Mais depuis, je n’ai

 

pratiquement plus de correspondance avec personne. Pas même avec

 

mes rares amis. Mais eux non plus ne se donnent pas cette peine.

 

Alors, à quoi bon… Pourquoi les gens ne s’écrivent ils plus ? Je fais

 

allusion à ces longues lettres dans lesquelles on prend le temps de

 

raconter, de décrire, de transmettre. D’apprendre la langue. Loin de

 

ces échanges superficiels sur carte postale ou carte de vœux, ou bien

 

encore par outil électronique que l’on doit taper dans l’urgence sans

 

prendre soin d’y mettre la forme. La vitesse blesse et tue. Pas

 

seulement sur les routes. J’ai le sentiment que la technique

 

modernise notre condition de vie tout en faisant régresser notre

 

humanité.

 

{...}

 

 

Depuis quelques temps, j’avais acquis la certitude que ma voisine se

 

savait observée. Bien sûr, elle se comportait comme si elle n’était pas

 

au courant. Et de mon côté je faisais comme si je ne savais pas qu’elle

 

savait. Ainsi, grâce à ce consensus tacite entre nous, on se faisait

 

plaisir en toute discrétion avec cette satisfaction troublante et

 

délicate qui accompagne les non-dits. Il n’y avait donc pas lieu de

 

s’enorgueillir ni de culpabiliser. Ne serais-tu pas le jouet de ton

 

imagination ? Je suis plutôt son jouet à elle… Sinon comment

 

expliquer l’ostensible balancement de son fessier lorsqu’elle traverse

 

la cour ou marche dans l’impasse ? Sans doute sa façon naturelle de

 

marcher… Mais non, je m’en serais rendu compte plus tôt. C’est une

 

exagération toute récente et ponctuelle. Je vois bien qu’elle s’applique

 

à rehausser lentement sa croupe en prenant son courrier. Sans doute

 

pour ménager son dos… Cette explication convenait bien lorsqu’elle

 

était enceinte, mais plus maintenant, voyons. D’autant plus qu’elle

 

met plus de temps qu’il n’en faut pour prendre ses lettres, même

 

quand il n’y en a pas beaucoup. Et pourquoi se penche-t-elle en avant

 

avec entrain et plus longtemps que de raison afin d’arracher les

 

mauvaises herbes qui poussent juste devant sa porte ou pour

 

ramasser quelque chose ? Parce qu’elle est enthousiaste et

 

consciencieuse. Ouais, enthousiaste à l’idée de m’exciter et

 

consciencieuse dans son abandon… Pourquoi fait-elle souvent tomber

 

son courrier ou ses clefs ? Par maladresse. M’ouais, elle est peut-être

 

aussi un peu coquine, non ? Pourquoi ouvre-t-elle systématiquement

 

en grand les fenêtres avant de faire son ménage ? Mais pour aérer,

 

tout simplement. Bien sûr, mais peut-être aussi pour attirer mon

 

attention, pour que j’entende l’aspirateur et pour que je vienne la

 

regarder. Comme par hasard, c’est quand elle se trouve justement

 

devant une de ses fenêtres ou devant sa porte d’entrée qu’elle

 

prolonge son activité ménagère. Et pourquoi secoue-t-elle les tapis à

 

la fenêtre juste avant de commencer le ménage dans la chambre de la

 

fillette ? Je suis sûr qu’elle les fait claquer plusieurs fois de suite pour

 

m’appeler : Hé ! Oh ! Je suis là ! Je vais faire le ménage ! Tu vas

 

pouvoir te rincer l’œil, mon coquin de voisin ! Mais tu délires, là ! Il

 

n’y a rien de plus logique que de secouer le tapis d’une chambre et de

 

l’étendre sur le rebord de la fenêtre pour l’aérer le temps de passer

 

l’aspirateur… D’accord, mais il semble plus surprenant qu’elle fasse de

 

même avec le tapis de sa chambre ou celui de la salle de bains, pièces

 

qui se trouvent de l’autre côté de l’appartement. Car s’il est probable

 

qu’il n’y ait pas de fenêtre dans la salle de bains, pourquoi ne pas

 

secouer le tapis de sa chambre par la fenêtre de sa chambre ? Sans

 

doute parce qu’elle ne souhaite pas balancer la poussière sur sa

 

minuscule terrasse et dans son petit bout de jardin… N’importe quoi !

 

La poussière s’envole au gré de l’air et ne retombe pas forcément

 

d’aplomb. Oh lala ! Tu ne vas pas me proposer des exercices de

 

physique, maintenant ! Tu te fais des idées, je te dis. Tu la prends pour

 

qui, au juste, ta voisine ? Une allumeuse ? Non. Pas du tout. Je n’ai

 

jamais dit ça. Je sais pertinemment qu’elle n’est pas de celles qui

 

remuent bêtement leur croupe dès qu’un mâle vient les flairer. C’est

 

d’un autre ordre. Moins animal. Plus subtil. Elle aime se faire désirer.

 

Oui, bon, comme toutes les femmes et comme tous les hommes.

 

Mais c’est une artiste de la mobilité dans l’espace. Ses mouvements,

 

et particulièrement le balancement indolent de ses hanches,

 

composent avec grâce une sorte de chorégraphie épurée, sensuelle,

 

qui exhibe naturellement la superbe de son corps. Et son travail vaut

 

bien celui de certains artistes plasticiens aux concepts indiscutables

 

en théorie, mais qui deviennent n’importe quoi en installation. Oh !

 

tu digresses, là. Pas sûr. Relis tes classiques : Baudelaire, Oscar Wilde

 

et bien d’autres artistes dandys. Et tu verras ce dont ils pensaient de

 

la vie comme œuvre d’art… Oui, bon, en tous cas, je ne pense pas

 

qu’elle ait réfléchi à la question. Alors comment en est-elle arrivée là ?

 

Elle est tout simplement bien dans sa peau. Pas besoin d’être un

 

artiste et d’avoir mené une réflexion sur le sens de l’art pour se mater

 

dans un miroir et se trouver beau. N’importe quel couillon sait faire

 

ça. Tu as raison. Elle doit être fière de son joli petit cul. Et ça se sent.

 

Ça transforme tous ses actes en miracles. Et c’est moi qu’elle a choisi

 

pour les recevoir. Je suis l’élu… Ne t’emballe pas. Es-tu sûr d’être le

 

seul homme auquel elle offre généreusement ces balancements de

 

hanches et ses penchés en avant ? Ne sais-tu pas qu’une sainte est

 

toujours universelle ? Que connais-tu de sa vie lorsqu’elle quitte son

 

domicile et que tu restes là, comme un pauvre con, attendant

 

impatiemment son retour ? Je préfère ne pas y penser. J’ai la chance

 

d’habiter juste en face de chez elle, donc de la voir plus souvent,

 

autrement, plus longtemps que les autres hommes. Et puis elle

 

m’aime bien. Et je dois lui plaire un peu. Sinon à quoi riment toutes

 

ces contorsions érotiques ?

 

Ma voisine était une femme d’intérieur modèle. Son zèle de propreté

 

semblait motivé par un souci d’hygiène autant que par le besoin de

 

s’occuper. J’étais admiratif devant ces jambes musclées par les

 

kilomètres parcourus dans la journée. Cette femme ne tenait jamais

 

en place. Je la voyais sortir, entrer, passer et repasser devant ses

 

fenêtres. J’avais pu apprécier nombre de fois son ardeur quand elle

 

passait l’aspirateur dans la chambre de l’enfant, repassait dans la

 

pièce du bas, lavait les vitres et balayait consciencieusement devant

 

sa porte d’entrée. J’attendais avec ferveur cette dernière activité

 

ménagère car dans la cour ma voisine était toute proche. Caché

 

derrière la fenêtre de ma cuisine, je pouvais la détailler entièrement.

 

Elle passait le balais devant sa porte une fois par semaine. Sur les

 

coups de midi, en revenant de chercher le pain, alors que son enfant

 

explorait le périmètre à l’aide de son sonar vocal, ma voisine balayait

 

avec soin, lentement, longuement et le plus souvent dos à ma

 

fenêtre. Le moment le plus intense de mon émotion coïncidait avec

 

celui où elle abandonnait le balai pour ramasser le petit tas à l’aide

 

d’une pelle et d’une balayette. Elle se penchait en avant avec entrain

 

et remplissait sa pelle lentement, longuement, tout en reculant vers

 

la fenêtre de ma cuisine. J’en devenais fou ! Et ne perdais pas une

 

poussière de la scène. J’adorais voir ce petit postérieur, rond comme

 

la moitié de la lune, tendre délicatement le tissu du pantalon en

 

esquissant la forme d’une poire. C’était un plaisir de dessinateur

 

gourmet. Et je me prosternais devant ce cul chaque fois que ma

 

voisine se penchait en avant pour ramasser quelque chose.

 

Une fois par semaine, ma voisine passait l’aspirateur dans son

 

appartement. J’imaginais qu’elle devait commencer par le rez-de-

 

chaussée, puis continuer par sa chambre qui se trouvait

 

malheureusement de l’autre côté du bâtiment, et qu’elle réservait le

 

meilleur pour la fin : la chambre de sa progéniture. Je ne m’y

 

connaissait pas trop en enfants, mais il me semble qu’il devait avoir

 

au moins deux ans, puisque nous approchions de la date anniversaire

 

de l’arrivée de ma voisine préférée.

 

Ce matin de juillet, la paresse me retenait allongé sur le lit. Pourtant

 

je m’étais déjà levé pour aller aux toilettes, prendre mon petit-

 

déjeuner et me laver les dents. Un battant de la fenêtre était ouvert

 

afin de laisser entrer un peu d’air. Le bruit familier de l’appareil dans la

 

chambre de l’enfant a immédiatement attiré mon attention. Je me

 

suis précipité dans mon bureau pour être bien en face de l’action. Il

 

faisait déjà chaud. Comme je m’y attendais, elle portait juste un t-shirt

 

mauve qui lui arrivait à mi-cuisses. Ma voisine virevoltait dans la

 

pièce. Un coup j’te vois, un coup j’te vois plus. J’étais à genoux devant

 

une telle efficacité. Cette femme était une fée du logis d’un érotisme

 

exquis. Et sa position préférée, que j’attendais toujours avec

 

impatience, était le penché en avant dos à ma fenêtre. Le t-shirt

 

remontait légèrement sur ses cuisses, mais le mouvement ascendant

 

du tissu s’arrêtait juste à l’endroit qu’il fallait pour que je n’en vois pas

 

plus. La frange de tissu me cachait obstinément son intimité. Je n’en

 

pouvais plus ! Heureusement que la scène a été brève. Elle a baissé le

 

store au trois quart et a quitté la pièce. Je me suis résigné à prendre

 

une douche. Et le tuyau d’arrosage s’est transformé en tube

 

d’aspirateur… Et la main qui tenait fermement ce flexible était celle de

 

ma voisine…

 

{...}

 

 

 

Ma voisine est entrée en scène six minutes et une quarantaine de

 

secondes plus tard. Avait-elle attendu que le spectateur prenne

 

place ? J’ai vu apparaître le bas de son corps légèrement de biais, de

 

sa taille à ses pieds nus. Son pantalon de toile blanche n’était pas

 

aussi sexy que le vieux jean délavé qui lui moulait si délicatement les

 

fesses, mais avec un cul pareil, elle pouvait se permettre d’enfiler

 

n’importe quoi, le résultat était toujours le même. Elle a aussitôt

 

commencé son travail de repassage et je voyais ses mains agiles qui

 

étendaient et pliaient les tissus, son bras énergique poussant et

 

ramenant le fer qui glissait en un bruit imperceptible tout en lâchant

 

quelques jets de vapeur. Comme elle savait y faire… Quelle souplesse

 

dans le poignet… Quelle puissance dans l’épaule… Et cette façon de se

 

cambrer légèrement lorsqu’elle poursuivait le mouvement en

 

allongeant le bras… Et ce jeu de jambes tout en nuances… La vision de

 

ces jolis pieds nus froissant la moquette était d’un érotisme si subtil…

 

Au bout d’une vingtaine de minutes, ma voisine a posé le fer et levé

 

un bras comme pour s’essuyer le front. Puis elle s’est tournée, offrant

 

ainsi à ma vue son côté pile. Elle s’est penchée en avant pour

 

ramasser une jupe qu’elle a étendue sur la table à repasser. Et la

 

chose que je n’avais jamais osé imaginer s’est produite. Ma voisine a

 

fait glisser son pantalon et j’ai vu sa culotte blanche satinée qui luisait

 

dans la pièce alors que le jour s’estompait. Blancheur d’un ciel d’hiver

 

avant que ne tombe la neige et n’advienne le silence. J’étais

 

transporté vers les nobles érections de sommets majestueux. Elle a

 

repris son repassage. J’ai pu la détailler à loisir : hanches, cuisses,

 

mollets, chevilles, pieds… alouette… Lorsqu’elle se tournait pour

 

prendre un vêtement dans le panier à linge, j’en profitais pour

 

observer sa petite culotte tendue par le travail de ses muscles

 

fessiers. Le textile se déformait en suivant les courbes de ce derrière

 

(qui méritait bien d’être devant) et, peu à peu, était avalé par le

 

sourire de son cul. Tout naturellement emporté par la musique fluide

 

du fer à repasser glissant sur les tissus et rythmé largo par quelques

 

jets de vapeur, j’harmonisais mon inspiration et me laissais diriger par

 

cette petite main qui donnait la mesure. Mes yeux souvent roulaient

 

sur la culotte qui contenait la partition enchantée.

 

J’ai participé au spectacle jusqu’à ce que ma voisine range son

 

matériel et baisse complètement le store. Ensuite je suis allé

 

me coucher. Et ma mémoire m’a repassé le film, avec des retours en

 

arrière et des arrêts sur images. C’était si poignant que j’ai eu une

 

nouvelle érection. Alors, pour m’endormir en paix, j’ai fait ce qu’il

 

fallait…

 

{...}

 

 

Troisième année

 

 

 

Quelques jours plus tard, alors que je terminais la vaisselle du midi,

 

les yeux à genoux devant la porte d’entrée de ma voisine, j’ai

 

entendu frapper à la mienne. C’était la fillette. Sans dire un mot,

 

mais un grand sourire sur son beau visage, elle me tendait un sac

 

transparent contenant des bombons au chocolat. La maman se

 

tenait en retrait, vêtue d’un t-shirt rouge directement sur ses petits

 

seins et d’un pantalon en toile noir. Elle m’a adressé un tendre

 

sourire pour toute explication tandis qu’elle ouvrait le portail. J’ai

 

remercié vivement la gamine, en ajoutant un petit il ne fallait pas en

 

direction de sa mère. Mais si… et de nouveau ce sourire. Je lui ai

 

lancé un regard de cocker qui voit s’éloigner son maître. La fillette

 

est repartie en courant vers sa mère et elles ont disparues aussitôt

 

dans l’appartement. Adorable et innocente enfant… Je suppose que

 

sa maman lui a demandé de me porter ces chocolats pour se faire

 

pardonner quelque chose. Elle veut sans doute s’excuser de t’avoir

 

fait la gueule. Oui, certainement… Comme c’est gentil de sa part.

 

Après avoir goûté ces délicieux chocolats, je suis allé jeter un œil au

 

calendrier postal accroché au mur de la cuisine. L’idée m’était venue

 

d’annoter le jour de sa fête pour lui faire à mon tour un cadeau.

 

Hélas, toutes sortes de prénoms y figuraient, des saints ridicules par-

 

ci, des saints extravagants par-là, excepté le sien. J’étais déçu. Alors

 

j’ai songé à lui offrir des fleurs pour la fête des mères. C’est stupide,

 

elle n’est pas ta mère. C’est vrai, et je ne suis pas son mari…

 

Pourquoi attendre une date symbolique ? Si tu as envie de donner,

 

donne maintenant et n’attends pas. Finalement, j’ai opté pour un

 

cadeau à la fillette. Un c.d. contenant trois titres (La princesse, La

 

mousse au chocolat et Patapizza) tirés du second disque (intitulé

 

Soyons bref) d’Eric Toulis, qui n’est pas du tout un chanteur pour

 

enfants…

 

Un matin d’août. Alors que je m’apprêtais à ouvrir les volets mi-clos

 

pour aérer la chambre, j’ai vu dans l'entrebâillement la fillette qui

 

regardait par la fenêtre ouverte de la sienne. J’ai aussitôt suspendu

 

mon geste. La petite était juchée sur quelque chose. Certainement

 

un tabouret. Un frisson a parcourut mon corps. Et si elle tombait ?

 

Que faire ? Si je l’interpellais, elle pourrait avoir peur et… Et si je

 

descendais sonner chez ma voisine pour la prévenir ? Non. La petite

 

allait me voir sortir et… Et si je téléphonais ? Non. Ça prendrait du

 

temps et elle pouvait… De toute façon, j’étais incapable de faire un

 

geste ou de prononcer un mot. Pétrifié, je restais là, derrière

 

l’interstice des volets, respirant avec peine, retenant la fillette des

 

yeux, attendant et priant pour que la mère entre rapidement dans

 

cette chambre. Elle ne devait certainement pas être bien loin. Ce

 

n’était pas le genre à négliger sa fille. Évidemment, sans que je

 

puisse contrôler le cours de mes pensées, l’une d’entre elles s’est

 

insinuée sournoisement dans le flot pour suggérer que ma voisine

 

pouvait m’offrir une apparition érotique. J’ai chassé aussitôt cette

 

pensée lubrique qui ne respectait rien, pas même le danger que

 

courrait l’enfant.

 

Deux minutes plus tard, alors que la fillette, toujours debout sur le

 

tabouret, était occupée à regarder je ne sais quoi sur mon toit, peut

 

être un oiseau ou un chat, ou bien les deux, la voix de ma voisine l’a

 

précédée de quelques secondes dans la chambre : Qu’est-ce que tu

 

fais, ma Lolotte ? Aussitôt, la petite est descendue du tabouret et

 

s’est précipitée vers sa mère, qui entrait à cet instant, pour se nicher

 

entre ses cuisses. La maman n’avait rien vu. Rien su du danger.

 

Devrais-je la prévenir pour qu’elle fasse attention la prochaine fois ?

 

Oui, mais pas tout de suite. Il y a plus urgent : regarder, détailler,

 

admirer… Car ma voisine portait sa mini-robe blanche à bretelles,

 

qui dévoilait ses cuisses et ses épaules. Le décolleté était engageant.

 

Elle s’est penchée légèrement pour embrasser sa fille. Bon sang ! Je

 

ne voyais strictement rien à cause des cheveux de la gamine.

 

Pourtant je ne pouvais déjà plus contenir une érection subite. Elles

 

sont sorties de la chambre. J’en ai profité pour ouvrir les volets le

 

plus rapidement possible afin de ne pas exhiber ma nudité. Ma

 

voisine est revenue dans la chambre alors que j’étais en plein

 

encadrement de la fenêtre. Je me suis retranché d’un bond derrière

 

une des vitres, tout en braquant mon regard sur le visage de ma

 

voisine. Cherchant ses yeux pour savoir. Trop tard ! Elle était encore

 

en train de regarder. Bouche bée.

 

{...}

 

Quelques jours plus tard, j’ai croisé ma voisine dans l’impasse. Elle

 

portait une courte jupe noire moulante et un chemisier blanc

 

transparent qui laissait deviner son soutien-gorge de la même

 

couleur. Elle m’a adressé un sourire irradiant. J’en concluais qu’elle

 

ne m’en voulait pas du tout pour mon exhibition involontaire et

 

que je m’étais encore fait des idées noires pour rien. Après l’avoir

 

rapidement détaillée le plus discrètement possible, je me suis

 

arrêté pour lui bonjour. Nous avons discuté du temps et d’autres

 

banalités. Elle semblait disposée à converser et je me sentais sûr de

 

moi. J’ai commencé par demander des nouvelles de sa fille, puis, au

 

détour d’une phrase, j’ai naturellement abordé la visite du couple

 

en premier lieu puis celle du géniteur. Ma voisine ne semblait pas

 

surprise par ces questions. Elle y a répondu sans se faire prier, mais

 

vaguement. Oui, le couple d’un certain âge, c’étaient bien ses

 

parents. Et le grand baraqué à la voix grave était le père de sa fille.

 

Voilà ! Pas plus difficile que ça ! J’en savais un peu plus sur elle,

 

mais je n’ai pas insisté. Je ne voulais pas être trop indiscret. Du

 

coup, je ne trouvais plus rien à dire. Et elle qui me regardait si

 

intensément… Sûr qu’elle désirait continuer à parler… Mais les

 

mots me manquaient soudain. Pourquoi ne relançait-elle pas la

 

conversation ? Help ! Help me, baby… Rien. Juste ce sourire

 

incrusté dans ses lèvres. Et son regard, qui me troublait tant. Ce

 

silence de quelques secondes a duré une éternité. J’étais conscient

 

de perdre une bonne occasion de me rapprocher d’elle. Bon ! j’y

 

vais, au revoir, a-t-elle conclu. Trop tard… Et bien fait pour ma

 

gueule !

 

{...}

 

 

Quatrième année

 

 

Un soir de juin. J’étais en train de surveiller la cuisson d’un poulet

 

rôti lorsque du bruit a détourné mon regard vers la fenêtre ouverte

 

de la cuisine. Le visage curieux de la fillette y a soudain émergé. Elle

 

m’a souri timidement. Bonjour, lui ai-je dis tout en lui renvoyant son

 

sourire. Et je me suis penché pour regarder sur quoi elle avait bien

 

pu grimper. La gamine était juchée sur un de ces tabourets en

 

plastique composés en deux parties emboîtées. La porte d’entrée de

 

chez ma voisine était grande ouverte, mais elle n’était pas dans la

 

cour. La petite semblait être sortie toute seule. Sa mère devait

 

certainement s’affairer dans sa cuisine.

 

- Attention, tu risques de tomber et de te faire mal.

 

- Mais non, m’a-t-elle répondu comme si je disais n’importe quoi.

 

- Tu ne devrais pas grimper comme ça n’importe où, ai-je insisté, en

 

songeant à la fois où je l’avais surprise à la fenêtre de sa chambre.

 

- C’est pas n’impotou, m’a-t-elle dit en rigolant.

 

- Ah bon, alors ça va, dis-je sans trop savoir pourquoi.

 

- Tu fais la cusine ? m’a-t-elle demandé le plus sérieusement du

 

monde.

 

- Hé oui.

 

- Ça sent bon…

 

- Merci.

 

- C’est quoi ?

 

- C’est un poulet rôti.

 

- Ah oui !

 

- Tu aimes ?

 

- Oui !

 

- Hé hé ! Et quelle partie tu préfères ?

 

- Quoi ?

 

- Qu’est-ce que tu préfères manger, dans le poulet ?

 

- Ché pas…

 

- La cuisse ?

 

- Oui ! a-t-elle répondu, triomphante.

 

- Tu as raison. Moi aussi, j’aime beaucoup la cuisse, ai-je précisé d’un

 

ton coquin. Je me suis rendu compte, à ma plus grande honte, que

 

ces propos pouvaient paraître ambigus. C’est toi qui a l’esprit

 

obsédé, mon vieux. Il n’y a rien de mal à ce que tu viens de dire. Et

 

puis ce n’est qu’une fillette. C’est vrai. Je n’avais pas à culpabiliser.

 

Mais j’ai quant même voulu me faire pardonner :

 

- Eh bien, le poulet est prêt. Tu en veux ?

 

- Oui !

 

- Bon, je vais te donner une cuisse. Mais tu descends du tabouret,

 

d’accord ?

 

- Pourquoi ?

 

Elle m’a regardé d’un drôle d’air, en cessant de sourire. Ses grands

 

yeux impudiques fouillaient les miens. Je me suis senti tout con en

 

réfléchissant à ce que je venais de lui proposer, songeant au ridicule

 

de mon marchandage. J’ai ouvert la bouche pour tenter de me

 

rattraper, mais aucun mot n’est sortit. Décidément, je me

 

débrouillais aussi mal avec les femmes qu’avec les petites filles…

 

Heureusement que la mère est apparue dans l’encadrement de la

 

porte. Elle portait une jupe kaki courte et moulante, ainsi qu’un

 

t-shirt blanc collé à ses petits seins.

 

- Bonjour, elle vous embête ?

 

- Bonjour. Non, pas du tout. On était en train de discuter cuisine.

 

Ma voisine a ri joyeusement avant de s’adresser de nouveau à sa

 

fille.

 

- Allez, ma Lolotte. Laisse le monsieur tranquille, maintenant. Viens

 

manger. Et je t’ai déjà dis que je ne voulais pas que tu grimpes sur ce

 

tabouret. Tu vas finir par tomber et te faire mal.

 

La petite est prudemment descendue, puis s’est précipitée dans

 

l’appartement sans demander son reste. Ma voisine est venue

 

récupérer le tabouret et m’a souhaité bon appétit avant de faire

 

demi tour. Elle marchait lentement pour que je puisse profiter de ce

 

fabuleux spectacle qu’offrait le balancement de ses hanches. Mais

 

cette fois-ci, bien que sa jupe mettait excellemment en valeur ses

 

fesses, mes yeux glissaient le long de ses jambes. Tiens, tiens… Voilà

 

qu’elle adoptait de plus en plus le port des jupes. Jusqu’à présent,

 

j’étais plutôt habitué à la voir en pantalon, et donc à concentrer

 

exclusivement mon regard sur ses fesses, mais dorénavant je vais

 

pouvoir également me régaler en regardant ses gambettes bronzées.

 

Chouette ! Et la porte s’est refermée sans pitié.

 

 

{...}

 

 

Des actes, bon sang ! Quand vas-tu te décider à faire un pas vers

 

elle ? Et pourquoi je n’attendrais pas qu’elle le fasse en premier ? Tu

 

as raison. Attends, attends le temps que tu voudras. Tu as tout le

 

temps. Attends qu’elle se décide à déménager et à disparaître de ta

 

vie, pour aller ensuite te plaindre sur ton malheureux sort. Fais pas

 

chier ! Tu sais bien que je n’ai pas de chance avec les femmes… Elles

 

ne font jamais l’effort d’aller chercher un homme tout au fond de sa

 

sombre solitude. Il faut que ça brille d’entrée pour qu’elles soient

 

séduites. Écoute, ton problème est simple : tu désires toujours les

 

femmes qui ne te voient pas, mais tu ne vois jamais celles qui te

 

veulent. C’est facile, de critiquer, quand on reste dans l’abstraction.

 

Mais vas-y, alors ! Parle-lui, bon sang ! J’aimerais bien… Mais je ne

 

me décidais pas à lui dire ce que je pensais d’elle. Ce qu’elle

 

m’inspirait. En fait, j’attendais l’occasion. Le moment idéal… Ou

 

plutôt qu’elle fasse la première allusion. Alors je lui déclamerai ce

 

monologue que j’avais tant de fois répété pour la circonstance. Une

 

déclaration vibrante pleine de poésie et d’humour. Je m’ouvrirai

 

comme un robinet pour lui expliquer que je ne pouvais pas faire un

 

pas dans ce duplex sans passer devant mes fenêtres tant il est étroit.

 

Pour lui raconter comment, avant son arrivée, j’avais l’habitude de

 

prendre l’air à mes fenêtres et qu’à présent je n’osais plus de peur

 

de l’incommoder. Et que ce portail était si bruyant qu’il attirait mon

 

attention chaque fois qu’il se déclenchait. J’avouerai mon émotion

 

devant sa première apparition, avec ce ventre rond comme la moitié

 

d’une planète léchée par les flammes de sa robe d’été. Je lui

 

apprendrai ma souffrance de n’être qu’un pauvre homme solitaire

 

en manque d’affection et de sexe. Et je lui dirai, avec tout le respect

 

que je vous dois, vous êtes une jolie femme et vous avez un cul

 

magnifique. Je vous assure que mes sentiments et mes propos à

 

votre égard sont toujours respectueux. Lorsque je parle de vous,

 

quand je m’adresse à vous, planqué derrière mes fenêtres, mon

 

vocabulaire est toujours élégant et lyrique. Lorsque je pense à vous,

 

mes idées sont coquines mais non perverses. Je fantasme comme

 

tout le monde. Il n’y a rien de mal à ça. Et à moi, ça me fait plutôt du

 

bien. Et puis je lui dirai aussi de ne pas s’en faire, car tout ça allait

 

s’en aller avec le temps. Et jamais plus je ne la harcèlerai du regard

 

car je finirai bien par me trouver une chouette copine. Et, pour me

 

faire pardonner, je lui offrirai une chanson qu’elle m’avait inspirée :

 

{...}

 

 

Quatre ans, déjà ! Nous avions passés un cap que doivent affronter

 

tous les couples. Quatre années de ruées aux fenêtres pour assister

 

à ses allées et venues, à ses longues séances de ménages, à ses

 

rituels quotidiens - relever le courrier, balayer devant la porte

 

d’entrée. Quatre années d’observations intenses et passionnées,

 

d’émotions aussi fortes que fugaces, de déceptions et de plaisir

 

pur… Sans oublier ses délicieux bonjours souriants lorsque on se

 

croisait dans l’impasse, et tous ces mots si magnifiquement

 

ordinaires que nous échangions quand parfois j’osais m’adresser à

 

elle pour engager une fugace conversation. Avec le temps, une

 

curiosité réciproque allongeait nos discussions, qui s’épanouissaient

 

entre les bonjours et les au revoir. Elle avait quelquefois des

 

expressions qui prenaient une signification particulière selon mon

 

humeur. Je devinais alors de subtiles allusions évanescentes. Et

 

malgré les visites de plus en plus fréquentes du géniteur, mes

 

rapports avec ma voisine s’intimisaient. Lentement, mais sûrement.

 

Du moins, je le supposais. Je l’espérais.

 

Un soir, ma voisine a reçu la visite de son ex. Ils ont échangés

 

quelques mots devant la porte d’entrée avant de disparaître à

 

l’intérieur. La jalousie m’a giflé le cœur. Subsistait-il un espoir ? Le

 

géniteur était bel homme et semblait sympathique. Que penser ?

 

Une famille était-elle en train de se recomposer ? Ma voisine faisait-

 

elle de nouveau l’amour avec son ex ? Et quand bien même ! Ça ne

 

te regarde pas. Je sais bien, mais ça me rend triste. J’ai essayé de me

 

consoler en me disant qu’il l’avait connue bien avant moi, l’avait

 

aimée, enfin j’espère, et lui avait fait un enfant. Rien à dire… Malgré

 

tout, ce tête à tête me rendait envieux. Alors je me rassurais en

 

songeant que la fillette n’était certainement pas encore couchée, et

 

qu’elle serait là, entre les deux, pour surveiller leurs gestes et leurs

 

paroles… Pour tenter d’oublier cette femme, et toutes les autres que

 

je n’arrivais pas connaître intimement, j’ai lu quelques poèmes de

 

Walt Whitman. Des mots simples et puissants qui célèbrent la vie, la

 

nature et l’amitié fraternelle. Au bout d’une heure j’étais enfoncé

 

jusqu’au cou dans ces Feuilles d’herbe, humant presque l’odeur de la

 

terre, respirant un oxygène chlorophyllien à pleins poumons,

 

doucement réchauffé par la lumière du soleil, bien loin de mes

 

souffrances et des petites misères de la vie quotidienne.

 

 

{...}

 

 

Cinquième année

 

 

Enfin le printemps ! Les stores de chez ma voisine préférée se

 

déployaient tels des pétales tournés vers le soleil et les fenêtres

 

s’ouvraient longuement pour offrir à ma vue le cœur même de la

 

fleur. Hélas, je ne sentais pas son parfum… Mais j’avais enfin le plaisir

 

de revoir un pistil frémissant et légèrement vêtu, aller et venir d’une

 

pièce à l’autre, s’attarder un instant dans l’une puis repartir dans un

 

tourbillon. Et cette vie colorée qui papillonnait à quelques mètres de

 

moi faisait frémir la mienne, si sombre et inerte. Ces activités

 

débordantes d’existence, ces ondulations musculaires réactivaient

 

mon inanité charnelle. Je bandais pour un être réel et non plus pour

 

les images presque effacées de mes souvenirs, donc je vivais de

 

nouveau.

 

Il devait être aux alentours de treize heures. J’étais plongé dans la

 

vaisselle de mon déjeuner. L’humeur triste de ne pas avoir vu ma

 

voisine depuis ce matin, ni pour l’ouverture de la fenêtre à l’étage, ni

 

pour sa fermeture. Pourtant je ratais rarement ces spectacles aussi

 

intenses (surtout en été) que brefs, car ma voisine avait ses

 

habitudes et je commençais à les connaître. Or, aujourd’hui, elle

 

n’était pas encore sortie vérifier son courrier après le passage de la

 

factrice. Autant dire que j’étais en manque. L’espoir d’une apparition

 

accélérait mon muscle cardiaque. Et j’avais les oreilles à l’affût

 

devant le battant entrouvert de la fenêtre. Soudain un déclic. Mon

 

petit cœur a bondi. Heureusement qu’il était enfermé dans une

 

cage. La porte d’entrée de chez ma voisine s’est ouverte sur son

 

apparition angélique. Elle portait une jupe courte et moulante

 

lassée par devant, et un débardeur dévoilait son nombril. Au travers

 

des mailles extensibles je percevais ses petits seins. Houlà… Elle est

 

allée directement vers la boîte aux lettres. Mes prunelles roulaient à

 

sa suite. Elle s’est penchée en prenant son temps, mais pas comme à

 

son habitude, c’est-à-dire exagérément. Mais qu’est-ce qu’elle a,

 

aujourd’hui ? Elle doit sans doute avoir la tête ailleurs. Moi, j’avais

 

les yeux happés par son joli petit cul et les mains dans le liquide

 

vaisselle. Je ne bougeais plus. Ne respirais plus. Je n’étais que flux

 

extatique. Je flottais dans le bonheur. Elle s’est retournée

 

brusquement vers la fenêtre. Confondu, je me suis coupé avec un

 

couteau. Mais je suis resté stoïque. Elle m’a dit bonjour dans un

 

large sourire tout en fixant mes rubescentes pupilles. Son regard

 

semblait coquin. Le genre je t’ai eu, là, hein ? J’ai répondu, la honte

 

aux joues, et saignant abondamment du pouce. Et puis ma voisine

 

est retournée chez elle. Rideau. Je me suis préparé un pansement.

 

Elle n’est plus ressortie de la journée. Avait-elle surpris la précision

 

de mon regard ? Est-ce que j’ai eu l’air con ? Pour oublier cette

 

douloureuse apparition, je suis allé me réfugier dans un roman de

 

Luis Sepúlveda, Journal d’un tueur sentimental.

 

 

{...}

 

 

Un samedi après-midi de juin. En sortant ma poubelle, je suis tombé

 

sur ma voisine et sa fille qui quittaient leur domicile. La maman

 

portait un débardeur blanc et mon jean préféré, celui qui mettait le

 

mieux en valeur la rondeur de son joli petit cul, un vieux jean

 

légèrement usé, qui semblait si doux à toucher au niveau de

 

l’entrejambe et aux fesses… La gamine était habillée en princesse. Tu

 

as rendez-vous avec un prince charmant ? lui ai-je demandé. La

 

fillette, m’adressant un sourire timide, a fait non de la tête. Sa mère

 

m’a dit qu’elles allaient à l’anniversaire d’une copine de maternelle.

 

- Ah bon… Et le tiens, alors, c’est quand ?

 

- C’est fini…

 

- On l’a fêté la semaine dernière, m’a répondu sa mère.

 

- Ah… Et quel âge tu as fait ?

 

- Cinq ans ! m’a lancé la jolie princesse, levant le menton et

 

m’adressant un sourire émouvant.

 

- Hé bien ! j’ai balbutié, en cherchant à toute vitesse quelque chose

 

de gentil à lui dire, ou à défaut deux ou trois questions intéressantes

 

à lui poser.

 

- Hé oui, le temps passe, a tenté la maman pour venir à mon

 

secours.

 

- Comme tu as grandi vite. Comme tu es mignonne, tout habillée en

 

princesse, ai-je rajouté, exaspéré par les banalités que je venais de

 

débiter.

 

- Alors, comment allez-vous ? m’a demandé ma voisine en croisant

 

ses bras sur sa poitrine.

 

- Bien, merci. Et vous-même ?

 

- Ça va. Il va faire chaud, aujourd’hui.

 

- Oui.

 

- Heureusement que la maman de sa copine a prévu une piscine en

 

plastique. Elles vont pouvoir se rafraîchir tout en s’amusant.

 

- Et vous ? Vous avez aussi prévu un maillot de bain ? ai-je bégayé,

 

encore tout étonné de mon audace.

 

- Non, m’a-t-elle répondu dans un petit rire. Vous savez, c’est le

 

genre de piscine où un adulte peut à peine s’allonger en travers…

 

- Ah…

 

- Bon ! On y va, ma chérie ?

 

- Vi ! a répondu la petite princesse.

 

- Eh bien, bon après-midi.

 

- Merci.

 

- Attention aux coups de soleil !

 

- Oui, m’a répondu son petit cul magnifique sans se retourner …

 

Et voilà. Ç’a été un échange de politesses vraiment rapide. Mais ces

 

quelques mots m’ont fait énormément de bien. Et la voilà qui s’en

 

allait, tenant la princesse par une main, se déhanchant comme à son

 

habitude, avec grâce et nonchalance. Et brusquement elle s’est

 

penchée en avant pour relacer un de ses baskets. Elle s’était arrêtée

 

juste à trois mètre de mon désir. Quel bonheur… Son petit cul

 

délicatement enrobé me narguait tranquillement, à trois mètres de

 

mes mains innocentes. Sans aucune vitre pour nous séparer. Elle en

 

mettait, du temps, à se lasser la chaussure… Comme elle faisait si

 

bien et si naturellement durer mon plaisir… Je ne contrôlais plus du

 

tout mon érection qui soulevait le tissu de mon caleçon. J’étais

 

conscient que la fillette pouvait se retourner, ou peut-être même ma

 

voisine, mais je ne voulais pas esquisser un geste qui puisse détruire

 

ce pur moment de bonheur immobile. Ce flagrant délit de don. Cet

 

exemple de générosité désintéressée que seules les femmes savent

 

donner. Toutes les femmes ? J’ai préféré ne pas relever la remarque.

 

Je me doutais bien que ma voisine se faisait également plaisir. Et je

 

commençais à me prendre d’affection pour elle alors que j’entrais

 

dans ma quarantième année sans jamais être tombé amoureux de

 

ma vie. Aussi j’étais consterné par ce comportement de tendre

 

voyeur que je continuais de trouver répréhensible. Certainement un

 

reste de culpabilité judéo-chrétienne… Mais je n’arrivais pas à me

 

débarrasser de cette obsession. Dès mon réveil, j’avais toujours hâte

 

de voir ma voisine. Et ce besoin ne tarissait pas jusqu’au soir.

 

Lorsqu’elle s’absentait plus longuement que d’ordinaire, l’inquiétude

 

s’emparait de moi. J’en devenais presque jaloux. Pourtant, je savais

 

que je n’étais pas amoureux. Un amour sans paroles est impossible.

 

Même les sourds-muets se parlent lorsqu’ils sont amoureux. Mais

 

entre ma voisine et moi, nous n’échangions que des civilités de

 

voisinage. Alors ? C’était quoi, au juste, cette affection ? Tu as peut-

 

être simplement envie de tirer un coup. Ne sois pas vulgaire. Et ne

 

simplifie pas les choses aussi trivialement. Cette histoire est

 

beaucoup plus compliquée que tu ne le dis. Et tu le sais très bien…

 

Le mois d’août avait recouvert la ville d’une chaleur caniculaire. Le

 

thermomètre accroché près de ma porte d’entrée indiquait 30%. Je

 

me suis dit qu’à l’extérieur il devait faire quatre ou cinq degré de

 

plus. Ce genre de température vous oblige à vivre nu et inactif.

 

D’ailleurs, je faisais du surplace. Mais qu’est-ce que je foutais

 

enfermé dans mon trou ?! C’était un temps à partir au bord de la

 

mer… Ah, toutes ces jolies femmes en monokini… Jouant avec les

 

vagues… Allongées sur le sable… Heureuses et disponibles… Des

 

silhouettes floues de femmes rêvées tourbillonnaient déjà dans ma

 

tête lorsque un toc ! toc ! toc ! s’est fait entendre à ma porte. Je suis

 

allé ouvrir, légèrement dépité par le bruit de la réalité. C’était ma

 

voisine. Tout sourire. Elle portait une nouvelle robe blanche à

 

bretelles, assez ample, qui lui arrivait jusqu’aux genoux. Je n’aimais

 

pas du tout. C’était vraiment anti-érotique… Sa fille était à ses côtés.

 

Un bras passé autour de la cuisse de sa maman (petite veinarde,

 

va…), elle me souriait aussi.

 

- Bonjour, madame ma voisine.

 

- Bonjour. Excusez-moi de vous déranger.

 

- Mais vous ne me dérangez pas du tout.

 

- Je peux vous demander un petit service ?

 

J’avais envie de lui répondre tout ce que vous voudrez, mais j’ai juste

 

dit bien sûr.

 

- Est-ce que vous pouvez nous garder le poisson pendant les

 

vacances ?

 

- Un poisson ? Certainement, ai-je répondu, quelque peu surpris.

 

Ainsi ma voisine avait un poisson… Enfin, c’était celui de la fillette.

 

Ma voisine me demandait de lui garder son poisson… J’étais honoré

 

par cette confiance. Après m’avoir expliqué qu’il suffisait de lui

 

donner un tout petit peu à manger tous les trois jours et de changer

 

l’eau du bocal de temps en temps, quand elle commencerait à

 

devenir trouble, elle m’a révélé que son retour était programmé

 

dans trois semaines. Voilà. Elle n’a rien rajouté de plus. Moi non

 

plus. Et ma porte s’est refermée. Et je suis resté un moment devant

 

à songer. Putain ! Trois semaines sans la voir… J’allais devenir fou…

 

Allait-elle voir de la famille ? Partait-elle avec son ex ? Mais ça ne te

 

regarde pas, bon sang ! Je sais bien, mais c’était juste histoire de

 

discuter. Heureusement que ton éducation t’a retenu de lui

 

demander où elle partait en vacances. Oui, mais j’aimerais bien le

 

savoir. Á la mer ? Mais oui ! Bien sûr… Elle aime prendre des bains

 

de soleil… Ah, je la vois déjà allongée sur le sable, à demi nue… ça y

 

est, j’ai un début d’érection… Je te signale que tu es en train de

 

regarder une porte en bois. Je sais, mais je bande juste à l’idée de

 

l’imaginer se baladant sur la plage en monokini… Eh bien pense à

 

autre chose. Impossible. Quand je pense que des tas de connards

 

vont la reluquer alors qu’ils ne méritent pas ce merveilleux

 

spectacle… J’en suis malade de jalousie… Dire que moi, son fan

 

numéro un, je n’ai droit qu’à des miettes… Arrête. Tu es en train de

 

te faire du mal. J’peux pas. Et puis elle va peut-être se faire

 

draguer… Je la vois déjà sourire aux hommes qui lui plaisent… Et

 

alors ? C’est son droit, non ? Oui, mais je l’entends déjà plaisanter

 

avec des serveurs saisonniers venus en bord de mer pour se faire du

 

fric et se taper des nanas… C’est leur droit, non ? Oui, mais c’est des

 

cons ! Ils vont la faire souffrir…Tu la prends pour une petite fille ?

 

Bien sûr que non… Mais j’y pense ! Elle ne sera pas si disponible que

 

ça puisque sa fille ne va pas la lâcher. Bien sûr, grand naïf. Oui, mais

 

si elle trouve une baby-sitter pour la nuit… Il suffit d’une nuit pour…

 

Arrête ! Tu te fais du mal. Et puis, peut-être qu’elle part en vacances

 

avec l’ex… J’ai cessé de regarder ma porte en bois et je suis allé

 

noter sur un post-it :

 

Jeudi soir, ma voisine m’apporte son poisson

 

Je ne risquais pas d’oublier, mais ça me faisait du bien de l’écrire.

 

Ainsi ma voisine partait en vacances et me confiait son poisson pour

 

que je le mate en pensant à elle. Sûr ! Alors je me suis demandé si

 

en observant ce poisson j’allais finir par voir le cul de ma voisine.

 

Peut-on apprivoiser un poisson ? Tu poses de ces questions,

 

parfois… Ben quoi ? Si j’arrivais à lui apprendre quelques pirouettes,

 

à son retour, ma voisine serait bien surprise de voir son poisson

 

danser pour elle. Est-ce qu’un poisson de bocal produit des sons ?

 

Pourquoi ? Tu veux lui apprendre une chanson ? Bonne idée !

 

Pourquoi ma voisine n’a-t-elle pas un perroquet au lieu d’un

 

poisson ? Tu lui apprendrais la chanson qu’elle t’a inspirée ? Non. Je

 

lui apprendrais à dire quel beau cul vous avez-là, madame ! Mais

 

voyons, un perroquet est incapable de faire ce genre de phrases.

 

Ah bon ? Il ne saurait dire que beau cul ! Voisine ! Beau cul !

 

Voisine ! Oui, bon. Tu as raison. C’est con, un perroquet… Et c’est

 

plus bavard qu’un poisson. Moi qui aime le silence…

 

Le soir, je me suis mis un CD de B.B. King pour m’endormir.

 

J’imaginais ma voisine en monokini, jouant avec les vagues,

 

s’enduisant la peau de crème solaire avant de s’allonger sur la plage

 

pour s’offrir au soleil, d’abord sur le ventre, puis sur le dos, les yeux

 

fermés, sensuelle et désirable… Et j’ai eu une érection. Mais trop

 

fatigué pour me masturber, j’ai pensé de plus en plus vaguement à

 

elle et j’ai fini par m’endormir.

 

Immobile et nu dans ma cuisine. Je regarde le bocal du poisson en

 

m’inquiétant de la saleté de l’eau et en me demandant si elle est

 

assez sale pour que je la change. Je sais bien que c’est ridicule de

 

penser à une chose pareille alors qu’il est quatre heures du matin.

 

Néanmoins j’attends la réponse du poisson avant d’aller me

 

recoucher. Lui seul peut me dire si l’eau est assez sale. Je sais

 

pourtant qu’il ne veut pas me parler afin de m’empêcher de dormir.

 

Il veut que je reste là. Comme d’habitude. Le regardant tourner dans

 

son bocal. Mais la patience me quitte. Je lui dis qu’il n’y a rien

 

d’excitant à regarder un poisson faire des ronds dans son petit bocal.

 

Il continue de m’ignorer. Alors je plonge brusquement dans le bocal

 

en fermant les yeux et la bouche à cause de la saleté de l’eau. Je

 

nage longtemps. Longtemps mais mal car je ne sais pas nager. Au

 

bout d’un moment, je suis forcé d’ouvrir les yeux pour m’orienter. Et

 

je vois le poisson à quelques mètres de moi. Tournoyant dans

 

d’obscures profondeurs. Malgré mon envie de remonter à la surface

 

et d’en finir avec ce cauchemar, un courant m’entraîne encore un

 

peu plus vers les tréfonds. Je me retrouve bientôt derrière le

 

poisson. Sentant ma présence, il effectue une pirouette et me fonce

 

dans la bouche. Une envie de vomir m’envahit. Mais je ne peux pas

 

utiliser mes mains pour m’en débarrasser sous peine de couler

 

définitivement. Je n’ose pas le mordre car j’ai peur de faire gicler du

 

sang dans ma bouche. J’essaie seulement de le repousser de la

 

langue alors qu’il cherche à s’infiltrer dans mon œsophage. L’air

 

vient à me manquer. Je tousse. Finalement le poisson est éjecté. Et

 

le bocal se brise à terre. Le poisson frétille dans tous les sens, se

 

tordant sur son flanc, sursautant, donnant des coups de queue et de

 

tête contre le sol. Je le prends avec précaution dans ma main pour le

 

plonger dans l’évier transparent rempli d’une vaste étendue d’eau

 

bleue. Il se met à nager à toute vitesse dans tous les sens. Ce n’est

 

pas son élément. Il a peur. Mais je ne fais rien pour l’aider car je dois

 

l’observer. C’est mon travail. On ne peut pas m’accuser de cruauté.

 

C’est pour la science. Soudain ses yeux jaillissent de ses orbites et

 

sont aspirés par le siphon transparent de l’évier. Le liquide devient

 

rouge. Ensuite, je vois un trou noir qui absorbe tout. Moi y compris.

 

Le poisson nage tranquillement dans son bocal. Il n’est pas aveugle ?

 

Penché au-dessus, j’essaie de lui apprendre à dire beau cul. Je lui

 

demande de répéter après moi : beau cul… En le regardant plus

 

attentivement, je me rends compte qu’il a deux minuscules caméras

 

à la place des yeux. Je comprends alors que c’est un piège. Ma

 

voisine a trouvé un artifice pour me surveiller à distance. Le poisson

 

au bocal est un poisson espion. Je me sens mal à l’aise. Tous mes

 

gestes sont observés par ce poisson qui ne me lâche pas des

 

caméras. Je me sens comme un comédien surpris la bouche ouverte

 

dans son monologue principal par un trou de mémoire devant une

 

salle pleine de spectateurs. Ils sont tous suspendus au bout de mes

 

lèvres. Ils attendent et deviennent impatients. Alors je tourne en

 

rond. De plus en plus vite. En faisant des cercles de plus en plus

 

vastes. Gesticulant et poussant des borborygmes pour détourner

 

leur attention. J’entends les spectateurs s’agiter, se plaindre, siffler,

 

huer, crier remboursez ! Ils se lèvent et quittent la salle. Et puis le

 

silence. Enfin. Dans la salle vide, une ombre que je n’ai pas trop de

 

mal à reconnaître se profile lentement vers moi. Et je me dis que ce

 

satané poisson ne me lâchera jamais. Qu’il va me poursuivre jusque

 

dans ma tombe. Alors je plonge dans le trou du souffleur en

 

poussant un cri effroyable. Un long tunnel sombre… Ça

 

tourbillonne… Ça n’en finit plus… Et puis le souffle du vent. Une

 

chaleur humide. Et je me suis réveillé en sueur. La bouche sèche. Il

 

était cinq heures du matin. Je suis descendu dans la cuisine pour

 

boire une longue gorgée d’eau minérale sortie du réfrigérateur. Et

 

puis je suis remonté me coucher.

 

{...}

 

En fin d’après midi, alors que je buvais un verre d’eau devant l’évier,

 

la porte de chez ma voisine s’est ouverte. La fillette a jailli dans la

 

cour, suivie de sa maman, qui tenait à la main une craie blanche. Elle

 

portait un t-shirt moulant kaki à même ses petits seins altiers et une

 

jupe verte fendue sur le devant. Elle a dessiné sur le sol les cases

 

d’une marelle en expliquant à la petite comment y jouer. J’étais

 

immobile derrière le rideau de la fenêtre entrouverte. Le cœur

 

bolide et les jambes flageolantes à l’idée de ce qui allait arriver. Je le

 

présageais. Il n’y avait aucun doute là-dessus. Il me fallait juste

 

attendre le moment. Ma voisine faisait durer l’envie. Tout d’abord en

 

se penchant en avant, de côté, puis de dos, prenant le temps de

 

tracer les traits des cases, se redressant pour juger de l’effet obtenu.

 

Ensuite elle s’est tournée vers moi pour inscrire les chiffres. Juste à

 

trois mètres de ma fenêtre. Elle a fléchi les jambes, descendant sa

 

taille jusqu’à ce que l’horizon de ses fesses rase le sol, puis elle a pris

 

son temps en écartant ses cuisses pour se déplacer de la terre

 

jusqu’au ciel. Et j’ai vu le museau de sa culotte blanche. Et j’étais

 

heureux… C’est con. Je sais. Mais le temps passe vite. Ma voisine

 

s’est relevée au bout de quelques secondes. Elles ont commencé à

 

jouer, poussant à cloche pieds une pierre dans les cases

 

numérotées, jusqu’à l’étage suivant, puis sautant par-dessus la

 

pierre avant de la ramasser, ou quelque chose dans le genre. Car je

 

ne savais plus vraiment tant mon regard se concentrait sur le corps

 

de ma voisine qui sautillait de case en case. Ses petits seins moulés

 

dans le t-shirt sursautaient en un mouvement élastique. Jusqu’au

 

paradis… J’avais très envie de jouer à la marelle avec la maman.

 

Mais la fillette aurait certainement été jalouse. Il faut parfois savoir

 

laisser une fille jouer avec sa mère. Ne pas les déranger. Ne pas

 

s’immiscer dans leur relation. Les laisser entre femmes. Oui, ce sont

 

des moments d’échanges intimes nécessaires pour le bon

 

développement du lien familial. Une dizaine de minutes plus tard, la

 

maman a dit allez, on arrête. Á table ! Et elles sont rentrées. La

 

porte s’est refermée brutalement. Mon cœur a tressauté de douleur.

 

Oui, la vie passe vite. Et je suis si immobile que je vieillirais sur place.

 

Jeudi soir. Toc ! toc ! toc ! à ma porte. Je me suis précipité dans les

 

escaliers. Ouverture : ma voisine, tout sourire, tenait le bocal dans

 

ses mains. Et la fillette me tendait une boîte cylindrique contenant

 

l’alimentation du poisson. Je les ai invitées à entrer, mais j’ai laissé la

 

porte ouverte pour que ma voisine ne se sente pas oppressée. Ça

 

me faisait tout drôle de la voir chez moi. Elle portait mon jean

 

préféré et un t-shirt blanc à même ses petits seins. Mon sang

 

accélérait vers un point précis de mon anatomie. C’était une

 

sensation si agréable que je me laissais faire. Quand elle m’a

 

demandé où poser le bocal, je lui ai timidement suggéré de le garder

 

entre les mains pour que je lui fasse des chatouilles. Oui ! J’ai osé !

 

Elle a regardé sa fille et toutes les deux ont ri. La petite s’est collée à

 

sa mère, qui attendait toujours avec le bocal dans les mains. Ça

 

devait peser, ce machin-là. Surtout ne pas faire durer ce genre de

 

plaisanterie…

 

- Vous n’avez qu’à le poser là, sur la commode. En face de la fenêtre

 

pour qu’il puisse profiter pleinement du jour.

 

 

- Vous lui donnez juste quelques pétales deux ou trois fois par

 

semaine, mais pas plus, d’accord ?

 

 

- Bon. Et pour changer l’eau, j’attends de ne plus voir le poisson…

 

Non, je plaisante…

 

- Oh, vous savez, ça m’est déjà arrivé d’attendre que l’eau soit

 

vraiment sale pour la changer. Il a l’habitude.

 

- Comment il s’appelle ?

 

- Poisson ! s’est exclamée la fillette.

 

- Euh, Moby Dick, a dit ma voisine, en rigolant.

 

- Il ne s’ennuie pas, tout seul ?

 

- C’est une fille ! a corrigé la gamine.

 

- Oui, le mâle est mort la semaine dernière, a précisé la maman.

 

- Le bien l’emporte toujours, ai-je conclu.

 

Ma voisine ma regardé sans comprendre l’allusion. J’ai rajouté que

 

j’espérais lui rendre son poisson vivant. Elle m’a répondu de ne pas

 

m’en faire, que ce n’était pas grave s’il mourait. Et puis elle a fait une

 

moue charmante, tandis que sa fille me regardait avec son drôle

 

d’air. Un silence gênant s’est installé. Je cherchais à toute vitesse

 

quelque chose d’intéressant à dire pour continuer à discuter avec

 

elle, car s’était l’occasion rêvée d’aller plus loin. Mais je ne trouvais

 

rien. Je me contentais de la manger des yeux. Je détaillais les siens,

 

puis sa bouche, puis de nouveau son regard, qui s’enfonçait sans

 

aucune pudeur dans le mien. Tu es si jolie, si désirable, et je te

 

désire comme un fou, lui disais-je en pensée. Je suis sûr qu’elle

 

entendait… Son regard ne me lâchait pas. Et puis des voix se sont

 

faufilées dans l’impasse, brisant la magie silencieuse de ces instants

 

d’intimité. La petite est allée voir à la porte. La maman m’a remercié

 

et l’a suivie lentement. Je lui ai emboîté le pas tandis que mes yeux

 

dévoraient son fessier qu’elle balançait nonchalamment pour mon

 

plus grand bonheur. Je leur ai souhaité de bonnes vacances et elles

 

sont parties. Encore une fois, la vie venait de se dérouler trop vite

 

devant moi. Je n’avais pas eu le temps d’intervenir. J’étais resté là

 

sans bouger, muet et hypersensible. Spectateur docile et impuissant.

 

Tu n’as rien raté du tout. Si elle avait voulu discuter plus longtemps,

 

elle ne serait pas partie si vite. Mais ça n’a fait qu’ajouter à mon

 

désespoir. Pourquoi n’avait-elle pas eu envie de parler davantage ?

 

Je regardais le poisson rougeâtre tirant vers le jaune, doté d’une

 

grande queue transparente comme ses nageoires, qui tournait,

 

plongeait et remontait à la surface du bocal garni de pierres de

 

couleur rose. Comme ça doit être chiant d’être un poisson dans un

 

bocal, et de tourner en rond toute sa courte vie. L’effet loupe du

 

verre incurvé grossissait d’au moins trois fois la taille du poisson à

 

chacun de ses passages, et lorsqu’il s’immobilisait pour m’observer,

 

je me sentais mal à l’aise. D’autant plus qu’il ouvrait sans arrêt sa

 

bouche comme pour me dire des trucs que je ne pourrais jamais

 

comprendre. Ne t’inquiète pas. Un poisson, ça ne pense pas. Et

 

quand ça te regarde, c’est quand même moins gênant qu’un chien

 

ou un chat. J’étais d’accord, mais je suis quand même allé m’asseoir

 

sur le canapé pour éviter son regard d’abruti. Et j’ai songé à ma

 

voisine que je n’allais plus voir pendant trois semaines. Ça va être

 

long, très long, me disais-je. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire

 

pour m’occuper ? Mais il y a des tas de chose à faire, dans la vie, à

 

part mater ta voisine ! Et crois moi, ça te fera des vacances. Tu n’en

 

as pas assez de passer ta vie derrière tes fenêtres ? De perdre ton

 

temps bêtement ? Tu ne sens pas que ton comportement est en

 

train de devenir pathologique ? Reviens à la raison. Et fais ce que tu

 

dois faire. Pourquoi ne pas travailler sérieusement sur ce roman, par

 

exemple ? Que cette histoire débile serve au moins à quelque chose.

 

Je n’avais pas envie de travailler sur ce roman. Je pensais au départ

 

de ma voisine et ça me rendait triste. Dans deux ou trois jours, ça

 

sera plus facile. Quand elle sera vraiment partie, ça me fera peut-

 

être du bien d’écrire sur elle.

 

{...}

 

 

Le mois s’écoulait rapidement. Je passais essentiellement mes

 

journées à travailler sur mon roman. J’étais étonné et fier de sentir à

 

quel point je restais indifférent à l’absence de ma voisine. De voir

 

comment j’écrivais d’une manière détachée, presque froide, sur un

 

sujet qui pourtant touchait exclusivement à cette relation singulière

 

qui s’était installée entre nous. Elle était partie depuis dix-neuf jours

 

et je tenais toujours le coup, pensant à elle comme à un personnage

 

de roman. Ni plus ni moins. Et je me sentais même capable de

 

passer à autre chose. Vivre, enfin…

 

Ce jour-là, vers treize heures, après avoir écrit laborieusement un

 

court chapitre, je suis descendu prendre mon déjeuner. Devant la

 

porte d’entrée, sur le carrelage, j’ai avisé une carte postale. Ma

 

voisine, qui passait ses vacances dans une île explosive, m’avait écrit

 

quelques lignes :

 

Une pensée pour le maître-nageur de Moby Dick

 

La voisine

 

 

Le coup était trop fort. Je l’ai accusé en m’asseyant une minute sur le

 

canapé. D’abord, j’ai rigolé comme une baleine car le clin d’œil était

 

plutôt drôle. Ensuite j’ai lu et relu ses mots tracés de sa petite main

 

amicale, tandis que mon cœur s’accélérait et qu’un sourire idiot se

 

dessinait sur mon visage. Elle ne m’oubliait pas. Ma voisine, en

 

vacances avec le géniteur et leur fille au bord de la mer, dans un

 

paysage de rêve, pensait à moi… Que penser ? Simple politesse de

 

voisinage, parce que tu lui gardes son poisson. Peut-être bien, mais

 

je trouvais pourtant ces mots ambigus. Comme s’ils cachaient un

 

message destiné à ma seule faculté de compréhension. Tu

 

recommences à délirer, là… Quoi ? Je me demande simplement si le

 

géniteur était près de ma voisine, lorsqu’elle m’a écrit. Qu’est-ce que

 

ça peut te faire ? Je voudrais juste savoir si elle m’a écrit en cachette

 

ou bien… Mais que tu es compliqué, bon sang ! Ils étaient sans

 

doute sortis en famille, et elle a profité qu’il soit parti acheter une

 

glace à sa fille pour… Arrête ! Tu réagis comme si vous étiez amants

 

et qu’elle était une femme se livrant à l’adultère. Mais c’est tout à

 

fait ça ! C’est une relation adultérine n’impliquant que les yeux, en

 

quelque sorte. C’est ridicule. Pas tant que ça. Elle offre son corps à

 

mon regard. L’intention y est. Ben voyons, et ton imagination fait le

 

reste…

 

En tous cas, cette carte postale m’avait mis d’excellente humeur. Je

 

l’ai relue en déjeunant, puis je suis allé la ranger dans une boîte en

 

fer prévue à cet effet. J’étais rempli de désirs. La voir, c’était pour

 

l’instant impossible. Il ne me restait donc qu’à écrire sur elle, sur

 

moi, sur nous. Après m’être brossé les dents, je me suis installé

 

devant mon cahier à textes. Mais au lieu de travailler à mon roman,

 

j’ai laissé mon esprit divaguer quelques minutes. J’imaginais ma

 

voisine en monokini, allongée sur une plage déserte. Je me voyais

 

déjà lui faisant l’amour tandis que les vagues salées m’irritaient le

 

pénis. Non ! Pas bon, ça… Baiser sur la plage, d’accord, mais sur une

 

serviette… J’essayais de me remémorer le corps de ma voisine lors

 

de ses différentes apparitions. Un début d’érection taquinait mon

 

caleçon. C’est vrai qu’elle m’avait beaucoup donné à voir… Mais ce

 

n’était pas la seule femme qui m’avait réjouit d’apparitions

 

érotiques. Etais-je l’élu des yeux ?

 

{...}

 

 

J’ai travaillé toute la semaine sur la commande sans réellement

 

parvenir à établir une liste exhaustive des possibilités/probabilités

 

sémantiques. Mais j’avais noirci pas mal de pages de mon cahier à

 

texte et enregistré une heure de sonorités musicales sur mon

 

dictaphone. J’avais également nourri mon inspiration en écoutant

 

les suites pour violoncelle seul de Bach, interprété par l’excellent

 

Yo-Yo Ma, mais aussi Satie, Bartok et Schoenberg. Ensuite je me suis

 

aéré l’esprit durant trois jours : balades en ville la journée, sorties du

 

soir au cinéma. J’ai même poussé le professionnalisme en assistant à

 

un spectacle de danse contemporaine qui m’a rempli d’un

 

vide consternant : une jeune et jolie femme, seule et nue, évoluant

 

mollement sous une lumière crue dans un décor de polystyrène

 

évoquant des tranches de gruyère, s’entourait lentement le corps

 

avec des rouleaux de papiers blanc tandis qu’une musique

 

électronique diffusait des pulsassions cardiaques. Á peine

 

transformée en momie, voilà qu’elle s’est mise à défaire lentement

 

ses bandages tandis que la lumière déclinait progressivement, et le

 

spectacle s’est achevé dans le noir par un cri suraigu d’autant plus

 

désagréable que prolongé. Je n’ai rien compris et je me suis ennuyé.

 

Je suis retourné chez moi avec l’angoisse aux trousses. Est-ce que

 

j’étais capable d’écrire quelque chose d’aussi… contemporain ?

 

{...}

 

La belle chorégraphe habitait un grand appartement aux meubles et

 

aux décors contemporains, doté d’une terrasse avec vue sur la

 

Garonne, au dernier étage d’un immeuble moderne. Elle m’a

 

accueilli pieds nus et cheveux défaits, avec un sourire engageant

 

dans sa grande bouche sensuelle, ses yeux précieux fourrés dans les

 

miens. J’en avais des frissons de plaisir sur tout le corps. Elle était

 

vêtue d’une longue robe blanche à bretelles sous laquelle pointaient

 

impudiquement des mamelons bien protubérants par rapport à ses

 

petits seins. L’effet était garanti… J’en ai bafouillé quelques secondes

 

alors qu’elle m’invitait à m’asseoir dans un canapé en cuir rouge. Elle

 

m’a demandé si je voulais boire quelque chose. J’ai dit pourquoi pas.

 

Sans chercher à savoir ce que je désirai, elle nous a servi d’autorité

 

une vodka glacée, puis, retroussant sa robe à mi-cuisses, elle s’est

 

installée face à moi, sur un fauteuil de la même famille que le

 

canapé. Je ne pouvais pas m’empêcher de jeter des regards sur la

 

blancheur de ses jambes musclées, qu’elle avait pudiquement

 

repliées, tandis que je lui exposais d’une voix émue ma trouvaille.

 

Elle m’écoutait attentivement, les yeux enfoncés dans les miens, et

 

m’adressait parfois des sourires enthousiastes. Mon travail

 

l’emballait. Nous avons échangé des points de vue sur les thèmes

 

principaux qu’elle envisageait de mettre en forme. Il ne devait pas

 

être loin de minuit lorsque, après quelques verres de vodka, elle m’a

 

proposé de tenter une improvisation sur ce que nous venions de

 

développer. Je me suis fait prier dix secondes pour la forme et, bien

 

qu’étant un piètre danseur à la souplesse paresseuse, je me suis

 

lancé, porté par ses encouragements tendres et hilares.

 

J’aime les femmes qui savent ce qu’elles veulent et qui savent le dire

 

ou tout au moins le faire comprendre. Nous avons expérimenté

 

diverses possibilités. Il faut bien sentir le truc, qu’elle me répétait,

 

faut pas se planter sur ce genre de choses, car on peut vite être

 

taxés de vulgaires pornographes, et le spectacle peut passer pour

 

racoleur en ces temps où le sexe est de plus en plus à la mode. Et

 

puis, tu comprends, je joue ma réputation, avait-elle rajouté. Non, je

 

ne comprenais pas. J’étais loin de tout ça : la réputation, la

 

reconnaissance… J’imaginais naïvement que l’art se faisait sans

 

réputation et se moquait de la renommée. Mais je n’ai pas cherché à

 

discuter car la chorégraphe était vraiment très souple, j’aimais ses

 

improvisations, et ça faisait trop longtemps que je n’avais pas touché

 

une femme d’expérience qui en voulait autant. La nuit a été courte.

 

Et le lendemain matin, nous avons remis ça, puis nous avons pris un

 

brunch qui a de nouveau stimulé notre relation pour une dernière

 

séance avant de se quitter.

 

La chorégraphe me conviait parfois aux répétitions de la troupe, qui

 

se terminaient souvent par un repas en tête à tête chez elle. Cela a

 

duré un mois. Un mois de bonheur. J’en oubliais complètement ma

 

voisine, sans culpabiliser pour autant. Après tout, vu l’état de nos

 

relations, ça ne pouvait pas être de l’infidélité. Et comme je ne

 

perdais plus mon temps à la mater, je travaillais avec sérénité sur

 

mon roman.

 

Après avoir présenté son spectacle dans son lieu de création, la

 

compagnie (trois danseurs et trois danseuses) s’en est allée sur les

 

routes de France et je n’ai plu eu de nouvelles de ma longue rousse

 

au corps si souple pendant un bon bout de temps. Mais je ne lui en

 

ai pas tenu rigueur, car c’était prévu. Nous avions déjà mis au point

 

notre relation. Cette femme, professionnelle jusqu’au bout des

 

orteils, artiste sensible mais technicienne rigoureuse, pensait à

 

tout : introduction, développement et fin…

 

 

 

Sixième année

 

 

Lire est un excellent moyen d’apprendre le monde ou bien de

 

l’oublier. J’ai passé trois jours à lire Tortilla Flat, de Steinbeck. Mais le

 

livre terminé, la réalité a de nouveau pris le dessus. Et ma voisine est

 

aussitôt revenue hanter ma mémoire. Il me fallait agir vite. Je devais

 

me reprendre en main et faire quelque chose de sensé de ma vie. Je

 

ne pouvais pas continuer à perdre mon temps à rêver tout éveillé, à

 

fantasmer dans mon coin, loin des autres êtres vivant. Loin du

 

monde. D’abord, plus par symbole que par excitation, je me suis

 

masturbé une bonne fois pour toutes en pensant très fort à ma

 

voisine et à tous les moments de bonheur qu’elle a daignée

 

accorder à mes timides prunelles. Ensuite j’ai mis un CD d’Albert

 

Collins, le temps de manger un morceau et de me préparer. Et je suis

 

sorti faire un tour en ville.

 

Ça faisait longtemps que je n’étais pas allé voir un groupe jouer sur

 

scène, tout en balayant le bar du regard à la recherche de jolies

 

femmes disponibles. Ce soir-là, j’ai opté pour un café-concert que je

 

fréquentais parfois. Le patron avait un bon goût musical et

 

généralement invitait des groupes de bonne qualité. Je suis arrivé au

 

début du deuxième set. Un trio énergique distillait un blues-rock

 

assez classique, sans trouvailles de mises en places ni

 

transcendances d’interprétations, mais l’ensemble était agréable à

 

écouter. Le public était composé majoritairement d’hommes.

 

Quelques couples, une bande de joyeuses copines et quatre femmes

 

seules agrémentaient le taux de testostérone ambiant. Devant moi,

 

une blonde aux cheveux longs s’était mise au tempo du groupe pour

 

se déhancher ostensiblement. Elle tenait un verre de bière dans une

 

main et une cigarette dans l’autre. De temps en temps, elle fermait

 

les yeux en renversant la tête et en souriant béatement. Le plaisir

 

que je prenais à voir frétiller ce corps bien fait juste à quelques

 

centimètres de mes genoux était contrarié par l’attention qu’il me

 

fallait soutenir afin d’éviter la brûlure de sa cigarette quand cette

 

inconsciente balançait son bras vers l’arrière. Mais je n’avais pas

 

l’intention de me déplacer pour autant. D’abord parce que je ne

 

pouvais pas le faire sans me lever. Les tabourets du bar étaient fixés

 

au sol, et je n’envisageais pas de passer la soirée debout. Ensuite

 

parce que j’étais persuadé que ce joli cul devant moi, à force de

 

bouger, finirait bien par se rapprocher et frôler mes genoux. Je

 

maintenais donc un œil sur le groupe, tandis que l’autre oscillait

 

entre le festif fessier et l’incandescente cigarette. Je pensais que le

 

danger viendrait du feu. Je me trompais. La blonde s’est retournée

 

brusquement pour je ne sais qu’elle raison. En butant sur mes

 

genoux, elle a renversé son verre à moitié plein sur mes cuisses. Ce

 

n’était pas du tout le genre de contact que j’attendais… Elle s’est

 

excusée en m’adressant un sourire grisé et grisant, tout en posant le

 

verre vide sur le comptoir et une main sur mon genou. Celle qui

 

tenait la cigarette… Quelques cendres sont tombées sur mon jean

 

taché de bière. Elle ne s’en est pas aperçue. Ça commençait très

 

mal. Mais cette femme, qui devait avoir une quarantaine d’années,

 

me plaisait de dos comme de face et j’étais prêt à lui pardonner tout

 

ce qu’elle pouvait encore me faire sous l’emprise de l’alcool. Je lui ai

 

dit que ce n’était pas grave. Elle m’a proposé de m’offrir un verre

 

pour se faire pardonner.

 

Je lui ai demandé si c’était sa technique de drague. Elle a ricané pour

 

toute réponse, plongeant ses beaux yeux sombres et troubles dans

 

les miens, puis a écrasé sa cigarette du bout de ses bottes. J’ai fait

 

mine de me lever pour lui laisser la place. Elle a posé une main sur

 

ma cuisse en faisant un signe négatif de la tête. Ça m’a excité illico.

 

Elle s’est serrée contre moi pour me chuchoter à l’oreille que j’étais

 

bien élevé et mignon. On ne pouvait pas être plus direct. Dans ce

 

genre de situation, j’ai déjà vu des mâles perdre tous sens des

 

convenances et tenter de consommer sur place. Mais ma prude

 

dignité me gardait de ce genre de laisser aller. Bien que flatté par

 

cette déclaration, je n’oubliais pas qu’elle avait pu être motivée par

 

l’ivresse. Aussi j’essayais de me contenir tout en lui retournant le

 

compliment sur sa plastique.

 

Sans plus nous occuper du groupe, nous avons engagé une

 

conversation de bouche à oreille, ses lèvres effleurant parfois le lobe

 

de la mienne. Je n’étais plus que braise soumise aux variations de

 

son souffle. Et ma bûche attendait la flamme pour s’embraser.

 

L’ivresse de ma pyromane la pressait contre mon corps inflammable.

 

Seins frôlant mon bras. Ventre frottant ma cuisse. Est-ce qu’elle s’en

 

rendait compte ? Le faisait-elle exprès ? En tout cas, cette technique

 

a rapidement transformé mon rondin en totem. Troublé par

 

l’excitation sexuelle, gêné par les décibels du groupe, j’avais du mal à

 

suivre ce qu’elle me racontait, d’autant plus qu’elle avalait parfois

 

ses mots tant sa langue était maladroite. Au bout d’un moment,

 

comme je ne relançais plus la conversation, elle m’a demandé si je

 

m’ennuyais. J’ai répondu oui. Elle m’a regardé longuement, comme

 

si elle réfléchissait, puis a voulu savoir si elle en était la cause. Je l’ai

 

rassurée : Non, tu as une conversation agréable et tu es une femme

 

désirable, mais ces mots que tu déverses infatigablement dans mon

 

oreille, et dont je ne saisi pas tout le sens à cause de la musique, me

 

distraient de mon désir profond, celui de te faire l’amour. Et puis je

 

me suis excusé de cette franchise. D’abord elle a ri aux éclats en

 

penchant la tête en arrière, puis elle m’a coincé le visage entre ses

 

mains et m’a embrassé sauvagement. Sa langue, si maladroite avec

 

des mots, est soudain devenue dans ma bouche habile et puissante.

 

J’ai dû la repousser afin de reprendre ma respiration. Et puis les

 

effusions en public, ce n’est pas trop mon genre, lui ai-je expliqué.

 

Elle a souri et m’a proposé de la ramener chez elle. J’ai une boîte de

 

préservatifs pas encore entamée, m’a-t-elle murmuré à l’oreille en

 

me la léchant furtivement, j’espère qu’ils seront à ta taille… Était-ce

 

une allusion naïve ou taquine ? Il valait mieux ne pas m’étendre sur

 

la question afin de ne pas stresser ma virilité. Pris de court par une

 

telle réflexion, je me suis donc contenté d’adresser à ma blonde

 

amazone un grand sourire qui se voulait coquin.

 

La nuit était belle car j’étais bien accompagné. Nous avons marché

 

une dizaine de minutes avec quelques haltes pour échanger de

 

fougueux baisers et des caresses osées dans les coins sombres. Une

 

fois dans son appartement, elle m’a directement entraîné dans sa

 

chambre. Et nous nous sommes rapidement retrouvés nus sur son lit

 

pour un corps à corps fiévreux et dénué de paroles sensées.

 

Halètements et soupirs de plaisir élaboraient notre communication

 

vocale. Á la fin de cette première séance, comme nous étions tous

 

deux contents de notre prestation, mais pas encore rassasiés, nous

 

avons attendu que j’en sois capable pour recommencer plus

 

calmement, plus lentement, plus longuement et, si je puis dire, plus

 

techniquement. Nous avons ainsi fait l’amour à répétition car c’était

 

à chaque fois meilleur. Et puis le sommeil a fini par nous emporter.

 

{...}

 

Le printemps s’achevait. La fille de ma voisine s’était transformée en

 

une adorable fillette âgée de six ans. Longs cheveux blonds, et deux

 

grands yeux beiges qui s’accaparaient le moindre recoin du monde.

 

Toujours de bonne humeur. Son sourire éclairait le jour presque

 

autant que l’astre solaire. Jouant dans la cour, il lui arrivait même de

 

rire toute seule en se racontant des trucs incompréhensibles pour

 

l’esprit renfermé d’un adulte. La fillette était allergique au pollen et

 

cela me chagrinait énormément. La pauvre me donnait envie de la

 

consoler. Je ressentais le besoin de la prendre dans mes bras et de

 

souffler sur sa frange en lui faisant des bisous derrière les oreilles.

 

De lui dire d’avoir du courage car ce n’était qu’un mauvais moment à

 

passer. Et qu’elle avait une maman formidable qui allait bien la

 

soigner. Mais au bout d’un moment, ce n’étais plus la gamine que je

 

tenais dans mes bras. La mère prenait immanquablement sa place.

 

Alors j’ouvrais les yeux pour que cessent ces délires, et je me disais

 

qu’il me faudrait bien un jour affronter ma timidité où me contenter

 

de fantasmes. Il fallait tenter d’engager une vraie conversation avec

 

ma voisine. Donner le pouvoir à ma voix, à mes mots, à ma pensée.

 

Une fin de matinée de juin. La machine à laver le linge entamait son

 

cycle d’essorage en émettant le son caractéristique d’un avion qui

 

décolle ou atterrit. Malgré ce bruit assourdissant je restais dans la

 

cuisine, occupé à faire briller l’évier, car la fille de ma voisine jouait à

 

la marelle dans la cour, et donc la porte d’entrée de leur

 

appartement était restée ouverte. La maman effectuait des allées et

 

venues dans son jardin et parfois s’immobilisait juste en face de ma

 

fenêtre. J’étais persuadé qu’elle le faisait exprès pour me donner du

 

bonheur. En tous cas, j’en profitais pour l’observer avec

 

gourmandise, d’autant plus qu’elle portait son t-shirt mauve délavé

 

qui lui arrivait à mi-cuisses. Finalement, la fillette s’est approchée de

 

ma fenêtre dont un battant était largement ouvert. Son front arrivait

 

tout juste à la hauteur du rebord. La gamine se hissait tant bien que

 

mal sur la pointe des pieds pour tenter de voir quelque chose. Ce

 

qui m’a déclenché un fou rire idiot, comme tous les fous rires.

 

Aussitôt la fillette m’a éclaboussé de son petit rire cristallin. Et mon

 

fou rire est peu à peu devenu tendre rire. Je songeais que ce bout de

 

femme grandirait bien trop vite. Aussi, par transmission de pensée,

 

je lui ai suggéré de ne pas changer en vieillissant. De continuer

 

d’être gaie et de rire à la moindre occasion et sans retenue, car non

 

seulement, par ce simple réflexe, elle mettra tous les hommes (et

 

toutes les femmes) à ses pieds, mais en plus ça ne pourra lui

 

apporter que du bien être.

 

- Alors, fillette, comment vas-tu ? ai-je demandé, toujours en

 

rigolant.

 

- Ça va. Pourquoi tu rigoles ?

 

- Parce que je suis content.

 

- Pourquoi tu es content ?

 

- Parce que le soleil brille et que les petites filles sont jolies.

 

Elle a eu comme un silence de timidité, souriant de toutes ses dents

 

(moins deux). Puis, prenant un air sérieux,  elle a demandé :

 

- Si le soleil brille pas, les petites filles ne sont plus jolies ?

 

Cette question m’a laissé un instant sans voix. Parfois, les enfants

 

ont des fulgurances philosophiques incroyables. Mais je me suis

 

repris aussi vite que j’ai pu :

 

- Non. Les petites filles n’ont pas besoin du soleil pour être jolies.

 

Cette réponse avait l’air de la satisfaire, et j’en étais tout fier. Mais

 

mon contentement n’a pas duré. En jetant un œil furtif par-dessus la

 

gamine, j’ai aperçu son géniteur qui passait la tondeuse à gazon.

 

Mon cœur sauvage a fait un bond dans sa cage. Je ne savais pas que

 

l’autre était chez elle. Et le voir ainsi s’occuper du jardin de ma

 

voisine sur les coups de onze heures du matin, alors que le portail

 

ne s’était pas ouvert depuis mon réveil, ça impliquait qu’il soit arrivé

 

avant neuf heures, ou bien qu’il ait dormi chez elle. Et ça, c’était

 

douloureux à imaginer.

 

La fillette s’en est retournée jouer avec ses craies. Pourtant, j’aurais

 

bien voulu discuter un moment avec elle, et trouver ainsi un peu de

 

réconfort. Oui, ils forment une famille formidable. Ta gueule ! Je n’ai

 

pas besoin de commentaires. La mère est sortie dans la cour,

 

portant des sacs poubelles, certainement remplis de gazon. J’ai

 

bêtement reculé d’un bond et me suis réfugié dans un coin de la

 

cuisine. Décidément, j’avais un complexe de culpabilité.

 

{...}

 

Les habitudes étaient sur leurs rails. Le dernier soir de juillet, j’ai

 

reçu une nouvelle fois la visite de ma voisine. Elle portait une jupe

 

courte et serrée ainsi qu’un t-shirt qui moulait ses petits seins –

 

évidemment, toujours sans soutien-gorge… J’en louchais de plaisir.

 

S’en rendait-elle compte ? Oui, j’en suis sûr. Et ça ne la dérangeait

 

pas du tout. Au contraire. Ça la faisait sourire tandis qu’elle me fixait

 

bien au fond des yeux. Coquine, va… Cette année encore, elle venait

 

me demander si je pouvais lui garder son poisson pendant ses

 

vacances. (Je supposais qu’elle partait avec son ex, qui, depuis

 

quelques mois, l’était de moins en moins…) Mais bien sûr, pas de

 

problème, ai-je répondu avec un grand sourire de connivence. Mais

 

je me disais que j’aurais préféré quelque chose de plus intime afin

 

de penser à elle de plus près. Évidement, je suppose que tu songes à

 

quelque chose de très personnel comme une petite culotte, hein ?

 

Et alors ? Oh, rien… mais c’est un peu cliché, tu ne trouves pas ?

 

Mais je t’emmerde, moi !

 

- Vous partez de nouveau en Corse ?

 

- Oui oui, comme d’habitude.

 

- Au moins, vous êtes sûre d’avoir beau temps.

 

- Oui.

 

Je cherchais désespérément quelque chose d’intelligent à dire. Elle a

 

dû s’en douter, car elle s’est dépêchée de demander :

 

- Je peux vous l’apporter quand ?

 

- Quand vous voudrez.

 

- Nous partons en fin de semaine prochaine…

 

- Déjà… Ça m’avait échappé et je commençais à rougir de cet aveu

 

ingénu. Elle, ça la faisait sourire. Et j’en rougissais d’autant plus. Un

 

cercle infernal. Mais, en bonne chrétienne, elle décidait de ne pas

 

faire durer davantage mon embrasement facial. Aussi, elle précisa :

 

- Nous partons vendredi.

 

 - Bon... C’est toujours Moby Dick ?

 

- Hihi ! Oui. Je peux vous l’apporter jeudi soir ?

 

C’était trop facile. J’en avais assez de toujours lui dire oui. De ne pas

 

savoir lui résister un tout petit peu. D’être toujours là quand elle

 

avait besoin de se faire mater ou de faire garder son poisson. Assez

 

d’attendre ses apparitions comme une vieille bigote, d’espérer son

 

amour comme un croyant, de la désirer comme un Saint-Graal. Alors

 

j’ai fait le difficile tout en me donnant un peu d’importance :

 

- Ah, mince… Jeudi soir, je ne serais pas là. Mais si vous pouvez me

 

l’apporter vendredi, juste avant de partir, je me débrouillerai pour

 

être là… Quel con ! ai-je pensé.

 

- D’accord. On s’en ira vers midi.

 

- Parfait. Je serais là.

 

- Bon, eh bien…

 

- Je vous souhaite de bonnes vacances.

 

- Merci. Au revoir.

 

Et la voilà qui repartait, balançant à mon intention son petit cul

 

enveloppé dans cette jupe au tissu si fin que je devinais la forme de

 

sa culotte… Ma voisine est rentrée chez elle. Mais j’étais toujours là.

 

La porte encore ouverte sur son absence. Á bander de douleur. Á

 

regarder le revêtement caillouteux de l’impasse. Dans laquelle je

 

m’étais engagé depuis maintenant six ans…

 

{...}

 

Vers la fin du mois, une joie enfantine m’avait submergé : ma voisine

 

était enfin rentrée de vacances. Toute bronzée. Toute souriante. Oh,

 

et si désirable… Elle était venue reprendre son poisson en

 

compagnie de sa fille, aussi hâlée que sa maman, presque aussi

 

jolie. Dans quelques années, elle sera aussi irrésistible. Je l’avais

 

remerciée de m’avoir envoyé une carte postale (écrite dans le même

 

esprit que la première) et elle m’avait rapporté un vin de Corse pour

 

la peine. Et puis elle était repartie aussi sec. Quelle frustration.

 

D’autant plus que je ne la voyais pratiquement plus faire le ménage.

 

Comment se débrouillait-elle ? J’avais beau guetter aux fenêtres, elle

 

ne s’y montrait plus que furtivement. Ça en devenait louche. Elle

 

m’a offert à deux reprises un  plan culotte plutôt bâclé. Sans

 

vraiment insister. Presque sans plaisir. Par routine, par tendresse.

 

J’avais parfois l’impression qu’elle se forçait à se pencher en avant

 

parce qu’elle me trouvait sympathique. Ou bien pour me remercier

 

de lui avoir gardé son poisson. Ou pire, par charité chrétienne. Son

 

esprit semblait ailleurs. Son cœur aussi. Quelque chose en elle avait

 

changé. Il s’était certainement passé un évènement important. Son

 

futur-ex lui avait sans doute proposé de se remettre ensemble…

 

Ces dernières journées d’août étaient caniculaires. Ma voisine

 

baissait complètement les stores des fenêtres. Le spectacle n’avait

 

plus lieu. Ou bien laissait à désirer. Elle opérait ses entrées et sorties

 

plus discrètement qu’avant. Sans fermer bruyamment la porte

 

d’entrée, sans s’attarder dans la cour, même lorsqu’elle récupérait

 

son courrier. J’essayais de me convaincre que la chaleur était

 

responsable de ce comportement, mais je dormais mal rien que d’y

 

songer. Pour essayer de penser à autre chose, je m’étais plongé dans

 

la lecture de l’Aveuglement, un roman de José Saramago.

 

Un jour, je me suis rendu compte que je ne voyais plus sa fille. Peut-

 

être l’avait-elle emmenée chez ses parents jusqu’à la fin du mois…

 

Oui, mais pourquoi ? D’après toi, grand couillon ? Pour être

 

tranquille avec le géniteur, évidemment… C’est vrai que depuis leur

 

retour de vacances, il venait lui rendre visite tous les jours.

 

Quelquefois ils restaient toute une après-midi chez elle, alors je

 

n’osais pas imaginer ce qu’ils y faisaient, mais j’y songeais bien

 

malgré moi et c’était une souffrance. Parfois ils repartaient aussitôt

 

et les serviettes de plage qui dépassaient du panier en osier de ma

 

voisine m’indiquaient qu’ils allaient passer la journée à la piscine

 

municipale. Mais ça n’arrangeait pas ma douleur, car je songeais

 

déjà à tous ces hommes lubriques qui la reluquaient sans façon. Et

 

de près en plus ! Tandis que moi, je n’avais toujours eu droit qu’à des

 

miettes. J’étais un pauvre affamé d’amour vivant pourtant dans un

 

pays riche en belles femmes esseulées. Mais comment faisaient-ils,

 

les autres, pour se trouver la femme de leur vie ? Où la

 

rencontraient-ils ? Comment opéraient-ils pour la séduire ? Ils

 

avaient de la chance. C’est tout.

 

Jusqu’à présent, j’avais réussi à me persuader que le géniteur ne

 

restait pas dormir chez ma voisine. Ce qui soulageait légèrement

 

mes souffrances. Je me disais : ils baisent, peut-être, mais elle ne lui

 

pas demandé de s’installer dans son duplex, donc il me reste un tout

 

petit espoir de la séduire… de lui faire l’amour. Je m’accrochais

 

désespérément à l’éventualité qu’une femme libre et moderne peut

 

avoir au moins deux amants. Et tant pis si elle choisit de donner plus

 

à l’un qu’à l’autre. Je suis prêt à interpréter ce dernier. Je suis trop en

 

manque pour faire le difficile. Et j’ai l’habitude de vivre de peu…

 

Un matin, en entendant grincer un store, je me suis caché, tout

 

heureux et excité, derrière les rideaux de la fenêtre de ma chambre,

 

dont je venais juste d’ouvrir les volets, pour voir apparaître ma chère

 

voisine. Le grincement provenait de la chambre de la fillette. Le

 

store s’enroulait plus lentement que d’ordinaire, mais ça ne pouvait

 

pas être la gamine car elle n’était pas encore revenue. Peut-être que

 

le soleil avait voilé les lamelles… Á mesure qu’il remontait, je me

 

frottais les yeux, car je venais de me réveiller et ma vision était

 

troublée par le reflet du soleil sur la façade. Je découvrais des

 

cuisses bronzées mais un peu trop musclées, et… velues… Quelle

 

horreur ! Et quand j’ai aperçu ce petit truc qui pendouillait au milieu

 

d’une touffe de poils bruns, j’ai immédiatement fait un bond de

 

côté. J’étais profondément déçu. Et plutôt écœuré. Je jubilais de voir

 

enfin ma voisine nue, et… Malaise et désarroi… Bien fait pour toi !

 

Non, je ne méritais pas ça. Que je suis malheureux. Il n’y a vraiment

 

pas de quoi, allons. Tu es en train d’assister à une chose simple et

 

bien banale : un couple se retrouve : un couple se reforme. Rideau.

 

{...}

 

 

Septième année

 

 

L’été de cette septième année de voisinage s’est révélé décisif quant

 

à la conclusion de cette histoire. Mais pas du tout dans le sens où je

 

l’attendais.

 

Exceptionnellement cette année-là, ma voisine et le géniteur étaient

 

partis en vacances au mois de juillet. Elle n’était pas venue me

 

demander de garder le poisson rouge. J’en avais conclu qu’il était

 

peut-être mort. Elle m’avait quand même envoyé de Corse la carte

 

postale habituelle : la photographie d’une plage paradisiaque aux

 

pieds d’une falaise verdoyante, mais avec la mention une pensée

 

des voisins. Oui… Le géniteur s’était définitivement installé chez ma

 

voisine. Ainsi, malgré le fait qu’elle persévérait dans ses dons visuels

 

érotiques, mon plaisir était assombri par la présence constante de

 

l’officiel. D’autant qu’elle me donnait moins souvent qu’avant. Je

 

n’avais droit qu’à des miettes, jetées avec de plus en plus de distance

 

et avec de moins en moins d’enthousiasme. Résultat : je me sentais

 

de plus en plus frustré.

 

{...}

 

 

Assurément, le couple s’était reformé. Mais j’étais un homme

 

heureux car ma voisine continuait à offrir son corps à mes prunelles.

 

C’était la preuve qu’elle avait encore un peu d’affection pour moi.

 

Elle me restait fidèle à sa façon. Et peu m’importait que le géniteur

 

lui fasse l’amour. Il en avait le droit, après tout. Il était le père de la

 

fillette. Ce qui signifiait qu’il avait couché avec ma voisine avant

 

moi… Mais qu’est-ce que tu racontes ! Tu délires ! Hélas, je sais bien

 

que je n’ai jamais couché avec ma voisine. C’est bien là la raison de

 

tous mes maux. Est-ce que seulement tu l’as eu, cette occasion,

 

hein ? Oui. J’y ai souvent réfléchi. J’ai fait la synthèse de tous les

 

signes visuels et lapsus produits par son inconscient, ou peut-être

 

même de façon consciente mais subtile, et j’en suis arrivé à la

 

modeste conclusion que si j’avais eu un peu de courage j’aurais pu

 

lui parler autrement, la séduire et lui faire l’amour, car à une

 

certaine période, elle en a eu envie. Ça se voyait dans sa façon de

 

me regarder. Dans ses sourires. Ça s’entendait dans ses bonjours

 

appuyés. Dans certains de ses propos. Ça sautait aux yeux à la

 

manière ostentatoire qu’elle avait de tendre son cul à mon désir lors

 

de ses fameux penchés en avant. De proposer son corps à mes

 

prunelles, tirant systématiquement partie de tous ses actes (en

 

particulier les ménagers) pour m’exciter, me donner envie d’elle.

 

Oui, je suis certain que si je n’étais pas resté paralysé par ma timidité

 

derrière mes rideaux, à la bader comme un puceau, si j’étais allé

 

plus loin que ces conversations ordinaires de voisinage, si je m’étais

 

comporté comme un homme normal, eh bien oui, j’aurais pu…

 

Puisque tu n’as pas été capable d’aborder ta voisine, puisque c’est

 

trop tard pour le faire, tu dois passer à autre chose. Oublie-là et laisse

 

le temps faire le reste. Il te faut commencer une vie en société et

 

mener une sexualité de couple. Tu as besoin de véritables relations

 

humaines. De revoir tes amis, par exemple. Je voudrais bien, mais ils

 

se font rares… Et alors, ils en sont d’autant plus précieux ! Et puis tu

 

devrais sortir plus souvent et pas seulement la nuit. Les femmes

 

vivent aussi le jour, tu sais… Et parfois, certaines en sont encore plus

 

belles. Laisse-moi te dire une chose simple : l’unique thérapeutique à

 

ton mal est vieille comme la civilisation et efficace à 90 % contre

 

l’angoisse existentielle dont tu souffres - au moins les trois premières

 

années, d’après certaines études scientifiques… Et ce remède miracle,

 

c’est l’amour. Bof, je n’y crois pas trop… Mais tu n’y as jamais cru !

 

Alors comment veux-tu que ça marche ? Tu dois tomber

 

véritablement (pour ne pas dire normalement) amoureux d’une

 

femme qui te le rende bien. Et ce n’est pas en restant enfermé toute

 

la journée dans ton petit duplex, à fantasmer comme un crétin sur

 

une voisine ou des inconnues rencontrées dans la rue, que tu vas

 

rencontrer une chouette fille avec qui tu pourras échanger des idées

 

et faire l’amour pour de vrai ! Tu dois aller à sa rencontre. Car elle ne

 

risque pas de débarquer chez toi en te disant salut, je suis la femme

 

de ta vie.

 

J’étais désespéré. Comme à chaque fois que je devais prendre une

 

décision grave, difficile, même si le but était l’amélioration de ma

 

condition de vie. C’est pénible car on est conscient d’abandonner

 

quelque chose d’important, ou tout au moins à laquelle on s’était

 

habitué, et qui a marqué un pan de notre vie. Une existence remplie

 

de petites habitudes rassurantes dans un cocon de repères pépères.

 

Le renoncement est toujours douloureux et chargé d’angoisses.

 

Aussi, une lutte acharnée s’annonçait car les réflexes conditionnés

 

sont de redoutables adversaires. Quand on pense les avoir éliminés,

 

les voilà qui surgissent au détour du naturel. Ainsi je n’ai pas pu

 

m’empêcher d’inscrire sur la dernière page de mon roman (enfin

 

achevé) quelques lignes en guise d’adieu à ma voisine :

 

Ton cul

 

Rond comme une planète

 

Souriante à mon orbite

 

Ton cul

 

En révolution permanente

 

Dans mon espace de gravité

 

Ton cul

 

Capsule d’éther

 

Ma queue fusée

 

Big Bang !