Première année
Ce ventre rond comme la moitié d’une planète portait neuf mois d’une vie. La jeune femme s’avançait
d’un pas nonchalant. Corps menu fondu dans une robe flamboyante. Cheveux noirs et courts. Elle a ouvert d’un tour de clef le portail électrique et s’est engagée dans la cour. Il prenait l’air à
la fenêtre de son bureau. Elle a levé son joli visage et lui a souri. Il lui a dit bonjour. Elle lui a répondu bonjour. Voilà comment une inconnue, en devenant sa voisine, est entrée dans sa vie.
C’était l’été.La chaleur de cette fin d’après-midi s’apaisait, mais pas sa libido qui attisait encore et toujours son corps de ses ardeurs gourmandes.
{...}
Il rinçait la vaisselle dans l’évier situé devant la fenêtre lorsque son regard a été attiré par un mouvement. Sa voisine venait d’apparaître dans la cour, vêtue de la même robe moulante léchée par les flammes qu’elle portait la veille. Elle s’est déhanchée jusqu’aux boîtes aux lettres emmurées près du portail, puis s’est penchée pour vérifier s’il y avait du courrier. Une femme enceinte ne se penche pas en avant comme le font les autres femmes. Elle garde le dos bien droit, ce qui fait ressortir la cambrure de ses reins. Sa voisine avait un joli petit cul magnifique auquel il a rendu hommage par une érection soudaine et puissante. Elle a déchiré l’enveloppe. Il a fait glisser le zip de sa braguette. Elle a déplié la lettre. Il a sorti mon sexe. Elle a lu longuement, peut-être même deux ou trois fois, le temps de prendre en main sa solitude. Elle a essuyé une larme. Quel en était le motif : larme de joie ou de tristesse ? Elle est restée là une bonne minute, debout, immobile, réfléchissant à quelque chose d’intense et d’éloigné. Il a hésité un instant, mais finalement n’a pu retenir un écoulement… Sa voisine ne savait pas encore, et lui non plus, que débutait ainsi le plus merveilleux des spectacles auxquels son inconscient promettait désormais de ne lui faire manquer aucune représentation. Et il était loin de se douter que de vilaines habitudes allaient dorénavant le commander.
{...}
Mais voilà que le petit bruit familier d’une clef que l’on tourne dans une serrure lui indiquait que la porte allait s’ouvrir. Ses yeux se sont fixés dessus sans ciller. Il a légèrement repoussé le battant de la fenêtre de manière à ne laisser qu’un interstice pour regarder. Il était prêt. Et sa voisine est apparue. Enveloppée dans un paréo rouge transparent coincé sous ses aisselles et noué au-dessus de ses petits seins qui tendaient le tissu. Elle offrait ainsi à ses timides prunelles le dénudé de ses épaules, de ses bras, de ses genoux et de ses mollets. Le bronzage, d’un léger brun, exotisait discrètement sa peau. Elle était belle. Luisante. Désirable. Elle tenait à la main un sac en plastique. La poubelle était située dans une niche parallèle à la façade de son duplex, à droite de la fenêtre de sa cuisine. Ce qui l’obligeait donc à traverser la cour. Il s’en réjouissait d’avance. Pourvu qu’elle prenne son temps… Elle ne disparaîtrait que quelques secondes, le temps de jeter le sac, puis il pourrait de nouveau en profiter et mater son côté pile. Pourvu qu’elle ne se dépêche pas de rentrer…
Il a observé son ventre rond qui précédait ses petits seins élastiques à chacun de ses pas. Quel bonheur, pour ses petites caméras qui opéraient un long travelling latéral. S’il avait été cinéaste, il en aurait fait son actrice fétiche. Et il n’aurait tourné que des plan-séquence interminables afin de prolonger ces instants de grâce, de reporter le plus tard possible la souffrance de murmurer coupez… Il s’est rendu compte que ces enjambées écartaient les pans du paréo, dévoilant des cuisses fuselées tout en muscles, qui vibraient sous la pression de l’énergie vitale. Et puis il a vu le museau d’une blanche culotte en coton. Soit l’immaculée simplicité. Il était troublé par une érection aussi subite que vigoureuse. Son humble front se collait presque à la vitre tant l’attraction était intense. Ses yeux n’étaient plus que des chiens affamés suivant le premier maître susceptible de les nourrir. Ce repas rapidement ingurgité était frugal, mais ô combien nutritif en espoirs.
Sa voisine est réapparue dans un halo de lumière, s’en retournant chez elle à petits pas, tout en rehaussant d’un geste furtif le tissu sur ses seins. Oh, comme il aimait cette pudeur contrariée qui se manifeste parfois dans un subtil mouvement… Il a d’abord laissé rouler ses innocentes prunelles le long de son dos, puis, tandis qu’elles rebondissaient sur ses fesses rondes, ses pensées lubriques se sont faufilées jusqu’à son entrecuisse grâce à la transparence du paréo. Elles tournoyaient dans un espace à la fois obscur et lumineux, poussières de fantasmes placés en orbite, et il comprenait enfin les raisons de l’expansion infinie de l’univers, l’avantage de voyager à la vitesse de la lumière ainsi que l’attraction fatale des trous noirs… La porte s’est refermée brutalement. La bouche bée et la main pleine, il est resté quelques secondes à regarder couler le filet d’eau dans l’évier, songeant que de toutes parts s’échappait constamment de la matière, qu’elle se transformait continuellement pour devenir autre tout en préservant à chaque fois un peu d’elle même, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il n’existe plus une seule pensée humaine pour s’en rendre compte, pour nommer cette alchimie et s’en enorgueillir, puis il a tourné le robinet en laissant échapper un soupir d’humilité.
Il s’est précipité dans la pièce qui lui servait de bureau pour prendre son cahier à textes. Un besoin irrépressible de catharsis s’annonçait. Se vider du monde dans le monde. Participer à la grande transformation perpétuelle. Rendre ce qu’on lui avait donné. Il venait d’être touché par une inspiration constellée, surgie directement du Big-bang, qui avait traversé l’univers jusqu’à l’époque humaine pour lui permettre de déverser humblement sur sa page vierge une sorte de fulgurance poétique, un questionnement astronomique, un principe de mécanique ondulatoire…
{...}
Durant son adolescence, il éprouvait des difficultés à communiquer avec les autres en général et avec les filles en particulier. Il mettait ça sur le compte de sa maladresse, de sa timidité, et il se disait qu’avec un peu plus d’expérience ces relations humaines s’arrangeraient. Il se rassurait en se répétant qu’avec l’âge, il apprendrait à parler aux femmes. Mais le temps n’a rien arrangé à l’affaire. Ses déplorables expériences avec les dames se sont stratifiées les unes sur les autres. Ses pauvres souvenirs se sont fossilisés sans autre témoin que sa mémoire. Et seule une archéologue, aussi ravissante qu’opiniâtre, pourrait déblayer les vestiges de sa vie sentimentale et sexuelle pour y découvrir d’insoupçonnables richesses culturelles. Car les occasions d’établir des relations civilisées n’ont pas manquées. Au contraire.
Il avait croisé sur sa route bien des femmes qui ne demandaient pas mieux que de prospecter ses trésors cachés. Dans leurs yeux perçants luisait l’éclat de l’espoir. Mais la timidité le rigidifiait tant qu’il ne réagissait jamais assez rapidement pour en profiter. Alors, pressées ou lassées, elles passaient leur chemin. Revenez, c’est un malentendu, disait une petite voix dans sa tête. Laissez-moi le temps de trouver la première phrase. Celle qui déclencherait tout. Permettez que j’apprenne à vous parler. Et pourquoi ne feriez-vous pas le premier pas ? Je ferais tous les autres. Ne voyez-vous pas que j’en crève ? Mais tu es trop fier pour leur courir après, n’est-ce pas ? Oui. Je suis surtout trop con. Pourquoi es-tu si exigeant ? Tu n’en as pas vraiment les moyens. Regarde-toi dans une glace… Quoi ?! Je ne suis pas laid ! Non, mais tu es ordinaire. Et c’est peut-être pire. Mais je n’y peux rien ! Je suis fait comme ça. Est-ce ma faute si le monde vit dans l’illusion de l’exception ?
Depuis qu’il est en âge de faire l’amour, il avait dû coucher avec une bonne cinquantaine de femmes venues de tous horizons, mais la quantité n’avait pas amélioré la qualité de ses rapports avec ces dames. Il était toujours aussi maladroit. Toujours aussi apeuré de faire mal. De décevoir. Et d’être déçu. Résultat : il n’était jamais tombé amoureux. Est-ce grave, docteur ? Suis-je anormal ? Peut-on vivre sans être amoureux ? Doit-on absolument ressembler au modèle dominant sous peine de passer pour un monstre d’égoïsme ? Un malade ? Personne pour lui répondre… Pour compenser ce vide, il entretenait l’illusion littéraire d’un amour absolu qui le rendrait durablement heureux et transformerait enfin sa vie d’homme. Et lorsqu’il s’efforçait de narrer une quelconque relation amoureuse dans ses histoires, ça commençait toujours bien mais ça ne durait pas. Parfois même ça finissait tragiquement. Bref, il avait beau écrire pour s’offrir d’autres vies, se donner d’autres chances, il ne pouvait pas s’empêcher de perpétuer virtuellement sa propre misère existentielle. Il avait vraiment le noir sentiment d’être condamné à la souffrance pour accéder à la poésie. Hélas, il n’était même pas un poète maudit…
[...}
Le téléphone a sonné. Á l’autre bout du fil, un chanteur de variété à la réputation intermittente. Il avait fait sa connaissance il y a deux ans, lors d’un festival régional de chanson française. La rencontre n’avait pas aboutie sur une longue amitié. C’était un prétentieux inculte et stupide. Et il n’aimait ni sa voix ni ses goûts musicaux. Mais ce ringard avait un bon carnet d’adresses… Il l’avait sollicité pour écrire les paroles d’une chanson qui par la suite avait eu un succès relatif avant de sombrer dans le tourbillon de la nouveauté radiophonique. C’était la première fois que la Sacem lui redistribuait autant d’argent. Il ne pouvait donc pas décemment le mépriser tout à fait. Cette fois, l’interprète lui annonçait qu’on venait de lui composer un truc formidable, tu sais, avec une vraie mélodie, bref, je suis sûr que ça va être un tube. Il demandait des paroles sobres mais efficaces, comme la dernière fois, tu sais, avec un refrain qui tue… Ses paupières s’alourdissaient considérablement et il avait du mal à garder les yeux ouverts. La fatigue mélangée à l’ennui, c’est redoutable… Il l’avait remercié d’avoir pensé à lui : c’est vraiment gentil de ta part, c’est même flatteur, mais franchement je ne sais pas écrire des tubes, et puis tu sais, ces temps-ci, je n’ai pas vraiment la tête à écrire des chansons, je suis désolé, c’est non, j’espère que tu ne m’en veux pas trop… Il semblait légèrement vexé et lui a demandé de le rappeler s’il venait à changer d’avis.
{...}
Chambre blanche. Lumière aveuglante. Chaleur intense. Lit en tubes métalliques au milieu de la pièce. Je suis allongé dessus. Nu. Transpirant. Corps lourd. Pas envie de bouger. Mes yeux roulent autour de moi sans que je puisse les contrôler. Á quelques mètres, un lit identique au mien. Je vois une forme. La vision se précise. Une femme couchée sur le dos. Nue également. Un corps tout en formes. Elle est enceinte. C’est moi qu’elle attend. Jambes repliées. Cuisses écartées. Son visage est flou. Ses cheveux sont mouillés de sueur. Elle bouge sa tête d’un côté et de l’autre. Elle dit non ? Comment savoir ? Tout est silencieux. Mais son corps est un appel. Ça m’excite. Je bande. C’est douloureux. Je voudrais me lever. Difficile. Je fais des efforts. Je sais que je peux y arriver. Faut se forcer. Bouger les mains. Bouger la tête. Le corps suivra. Ça y est ! J’arrive à me lever. Mon érection me pèse. Je m’approche de l[...}’autre lit. Je sais pourquoi. Je sais ce qui va se passer. J’en ai très envie. Mais c’est long. Chaque pas est lourd. Je n’arrive pas à marcher plus vite. Le lit est toujours aussi loin. Pourtant il semblait tout près. J’allonge les bras. Mains ouvertes et doigts tendus. Prêt à toucher. Á prendre. Désir intense. Ça y est ! Je suis à côté d’elle. La femme tourne son visage vers moi. Je ne le distingue toujours pas. Mais je sais qu’il est bienveillant. Elle ouvre ses bras pour m’accueillir. Je comprends ce qu’elle veut. Je devine qu’elle attend ça depuis longtemps. Je voudrais lui parler. Des phrases se forment dans ma tête. Ma bouche s’ouvre. Mais aucun mot ne sort. Tant pis. Ce n’est pas grave. Ce n’est pas la peine. Je sais qu’elle sait. Nous sommes complices. Je monte sur le lit pour me coucher sur elle. Elle m’enlace. Son souffle s’immisce dans mon oreille. Ses mains glissent sur mon dos. C’est très agréable. Elle m’embrasse. Ma langue est maladroite. Je ne suis pas à l’aise. Cette position n’est pas pratique. Pas confortable. L’équilibre reste instable. Les draps râpent mes genoux. Je tâtonne pour trouver le chemin. Sa peau est douce. Chaude. Je dirige mon sexe d’une main. Trouve le sien humide. Mais son ventre rond m’empêche de m’enfoncer complètement. C’est frustrant. Elle fait des efforts pour relever son bassin. Mais ça ne fait que me repousser. J’insiste. Je dois y arriver. Je n’ai pas le droit d’échouer. Cette invitation à pénétrer son intimité est la chose la plus émouvante qu’une femme puisse me demander. Elle s’impatiente. Elle me serre fortement la nuque. Elle a peur que j’abandonne. Je sais qu’elle ne veut pas que je parte avant d’y être arrivé. Je ne vois toujours pas son visage. Mais j’entends sa voix. Elle dit des choses. Des mots saccadés. Mais son langage est incompréhensible. Je dois la rassurer. Je l’embrasse sur le front. Dans le cou. Je lui chuchote à l’oreille que je vais y arriver. Que ce n’est pas difficile. Et puis j’ai une idée. Je lui demande de se tourner légèrement sur le flanc. Je lui dis que je vais la prendre doucement par derrière. Elle fait oui de la tête. Je sais qu’elle souri. Elle est contente. Je la saisis par la taille. Surexcité. Son cul est magnifique. Je ne vois plus que lui. Elle le remue en gémissant. Je me frotte contre lui. Vite ! Je sens déjà venir l’éjaculation. Je dois me contrôler. Penser à autre chose. Une pendule. Penser au mouvement du balancier. Je bouge en rythme avec son cul. Mais je n’arrive toujours pas à la pénétrer. Nous sommes mouillés de transpiration. Je glisse. J’essaie de m’agripper à sa taille. Sans résultat. Je lâche prise. Et c’est la chute.
Il est tombé du lit. Le cul sur la moquette. En ouvrant les yeux, il a vu la lumière verte diffusée par les chiffres de son radio-réveil. Avec le silence tout autour. Il était donc dans sa chambre… Ce n’était donc qu’un rêve… Ça semblait pourtant si réel… Et il venait d’éjaculer en l’air. Quel drôle de rêve érotique… Il a trouvé à tâtons l’interrupteur de la lampe de chevet. Il s’est relevé, légèrement confus, pour aller se rincer dans la salle de bains et nettoyer ses draps. Mais il était moins tracassé par cette pollution nocturne que par son incapacité physique à pénétrer cette femme qui en voulait tant. Pourquoi ? Parce qu’elle était enceinte ? Parce que ça faisait longtemps que je n’avais pas pénétré une femme ? Parce qu’elle en demandait beaucoup ? Est-ce que cette inconnue dont je ne voyais pas le visage était ma voisine ? Alors, ce rêve pourrait bien signifier un interdit… Comment ça ? Tu n’as pas le droit de toucher à ta voisine tant qu’elle est enceinte. Mais c’est ridicule ! Son état n’est pas incompatible avec des relations sexuelles. Et puis une femme enceinte n’est pas une sainte. Alors ça voudrait dire, plus simplement, que tu n’arriveras pas à la séduire. Ah bon, et j’aimerai bien savoir pourquoi ? Je ne suis ni moche ni con. Et puis je te signale que cette femme, dans mon rêve, avait envie que je la pénètre.
{...}
Sa voisine préférée était partie. Certainement visiter de la famille ou des amis. Il n’allait tout de même pas rester cloîtré chez lui pour attendre sagement son retour chaque fois qu’elle quittait son appartement. Il devait aussi sortir de temps en temps. Il avait besoin d’exercice. Ne serait-ce que de marcher un peu. S’oxygéner. L’air pollué du dehors valait-il mieux que celui de l’intérieur ? Au moins il sentirait l’air libre rafraîchir son visage et le soleil vitaminer sa peau. Bon pour la santé, tout ça ! Et puis il avait également besoin de voir de nouvelles images afin d’enrichir sa mémoire. Aller à la rencontre d’autres femmes pour oublier un peu sa voisine qui commençait à prendre trop de place dans son cerveau. Juste les regarder bouger, les entendre parler et rire lui suffirait, même si la plupart d’entre-elles l’ignoraient. Évidemment, lorsque leurs regards ne s’attardaient pas sur lui, il souffrait de cette absence de reconnaissance, de ce manque de lumière et de chaleur. Mais il était prêt à subir cette indifférence, à se fondre dans leur paysage pourvu qu’il puisse les regarder. Toutes et de toutes parts. Et les désirer. Car finalement, la véritable injustice provenait du fait qu’elles fourmillaient, multiples et disponibles, alors qu’il demeurait toujours dans sa solitaire unicité. Tant pis ! Il existait une vie au-dehors. Elle n’attendait que lui pour l’embarquer dans son tourbillon. Il n’avait qu’à se laisser porter. Ça, il savait faire.
Marcher est un plaisir. Déambuler sans but dans les rues, prendre à gauche ou à droite au dernier moment à cause d’un infime détail qui vous a traversé l’esprit, inconsciemment ou pas, en sachant vaguement où cela mène mais sans vraiment décider d’un parcours, et sans se soucier de retourner en arrière, jusqu’à ce que la fatigue alourdisse les jambes. Flâner le nez en l’air pour apprécier l’architecture urbaine, en prenant toutefois garde aux innombrables crottes de chiens lâchées sur les trottoirs. Se balader ainsi est agréable, même s’il faut souvent éviter des piétons indifférents qui ne font pas l’effort de changer leur trajectoire. Son errance insouciante dans les méandres de la ville a duré presque deux bonnes heures. Puis ses pas sont devenus plus lourds, signe de fatigue, tandis que son palais subissait une terrible sécheresse. Une halte s’est donc avérée nécessaire. Il a cherché à s’attabler à la terrasse d’un café, sur une place tranquille éloignée de la circulation automobile, mais en cette saison estivale une foule multicolore s’éparpillait dans tous les bons coins ombragés. Alors il a fini par entrer dans le premier bar venu. Á l’intérieur de la salle exiguë, il y avait quelques tables inoccupées. Il s’est installé à une petite table ronde près de la porte des toilettes, mais qui avait l’avantage d’être située dans une niche carrelée, source de fraîcheur assurée. C’était également un bon endroit pour observer les clients. Leurs gestes futiles de prime abord, tout en surface, révélaient parfois des bribes de leur personnalité et nourrissaient ainsi son imaginaire. Ça faisait passer le temps.
Une demi-heure plus tard, le serveur apportait une deuxième pression. Alors qu’il s’apprêtait à
trinquer à la merveilleuse mécanique humaine servant à l’évacuation liquide et solide, une jeune femme vêtue d’un tailleur blanc est entrée dans les toilettes en posant sur sa transparence des
yeux distraits. C’était une grande et jolie brune aux cheveux longs. Pour se consoler, il se disait qu’il avait un avantage sur cette femme. En quelques secondes, il avait pris le temps de
l’absorber entièrement du regard. Une idée s’est mise à tournoyer vaguement dans sa tête. Alors il a débridé son imagination. Des mots surgissaient. Innombrables. Il fallait trier, choisir ceux
qui sonnaient en tâchant de donner un sens à l’ensemble. Et peu à peu la matière prenait forme. Un poème ? Une chanson ? Peu importait. Là n’était pas l’essentiel. L’important se
résumait en un mot : création. On verrait plus tard pour la dénomination. Occupé à mémoriser ces trouvailles sur son dictaphone, il en oubliait l’inspiratrice. Et les minutes passaient.
Quelqu’un est sorti des toilettes. Il a relevé la tête. C’était un homme. Ah bon ? La jolie brune toute de blanc vêtue en était sortie sans qu’il ne s’en rende compte. Il avait raté son côté
pile. Elle n’avait donc pas eu droit à un dernier regard gratifiant. Tant mieux ! Ça lui apprendra à ne pas faire attention aux âmes seules… Il n’y avait plus rien à faire dans ce lieu.
Autant partir.
{...}
Il en était là de ses interrogations lorsque le portail s’est enclenché.
Pourtant il n’avait pas entendu de pas fouler les graviers de l’impasse.
Qui cela pouvait-il être, à cette heure-ci ? Il a failli avaler de travers en
la voyant entrer dans la cour. Quelle bonne surprise ! Il ne l’avait pas
revue depuis une semaine et la voilà qui réapparaissait enfin. Toujours
aussi jolie. Toujours aussi dé… mais… elle avait perdu quelque chose ?
Il a mis une seconde à comprendre quoi. Son ventre était redevenu
plat… enfin, presque… beaucoup plus que ce qu’il n’était avant… Bon
sang ! Mais bien sûr… Quel con ! J’avais tout imaginé, du plus terrible
au plus abracadabrant, sauf la chose la plus évidente…
Oui, le corps de sa voisine préférée avait changé. En beaucoup mieux.
Il avait éprouvé du désir pour une femme enceinte, mais une sorte de
réserve respectueuse, due certainement à son éducation, filtrait le
libre cours de mes fantasmes. Les courbes et les formes attisaient sa
libido, mais lorsque son regard s’égarait sur le ventre rond, celui-ci lui
renvoyait une image de protecteur attentionné plutôt que d’amant
insatiable. Il songeait aussitôt qu’ils n’étaient pas seuls, qu’une vie
attentive accaparait la sienne, donc prenait à témoin ses désirs et ses
actes. Dorénavant, bien qu’elle soit devenue mère, sa jolie voisine
demeurait plus que jamais femme. Et son imaginaire allait enfin
pouvoir se déchaîner… Il a retrouvé avec plaisir cette démarche
familière. Cette façon si particulière de bouger les hanches. Et ça l’a
rassuré. Pourquoi ? Aucune idée. Mais des souvenirs d’enfance sont
venus le troubler l’espace d’un instant. Du fond de sa mémoire
surgissait ce sentiment de joie qu’il éprouvait en revoyant sa mère à
la sortie de la maternelle, après avoir passé toute une matinée sans
elle, au milieu d’autres enfants dont certains n’existaient que par des
cris, des larmes et des gesticulations. Il était soulagé de retrouver ses
bras protecteurs et ses sourires, de savoir que son attention affective
serait entièrement et uniquement dirigée vers lui dans la sérénité du
foyer… Quel rapport ? Il n’en savait rien. En tous cas, il était heureux
de cette apparition aussi surprenante qu’inattendue. Et il commençait
à bander agréablement. Sans tabous. Il redécouvrait un corps qu’il
pensait pourtant déjà connaître, subtilement enveloppé dans une
longue robe blanche. Elle était craquante avec son chapeau de paille
sur la tête. Et puis il s’est enfin intéressé à ce que poussait sa voisine.
Un landau dans lequel gesticulait quelque chose qui émettait des
sortes de chuintements… Son membre s’est aussitôt ramolli.
Passant devant la fenêtre, sa voisine a tourné la tête pour dire
bonjour en lui adressant un sourire. Il lui a renvoyé la politesse,
ajoutant qu’elle avait perdu quelque chose. Elle a lâché un éclat de
rire et lui a répondu il était temps… Puis elle a continué son chemin
jusqu’à la porte de son appartement. Là, elle s’est penchée en avant.
Certainement pour fouiller dans son sac qui devait se trouver aux
pieds du bébé. Ah, quel bonheur ! Le fin tissu en lin laissait
transparaître les coutures de sa culotte. Sa voisine mettait du temps à
trouver ses clefs. Pour faire durer le plaisir, sans doute… Quelle
gentillesse… Bonjour, joli petit cul. Ça fait si longtemps que je ne t’ai
pas vu… Et allez ! Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ? Oh, rien, rien qui
ne change de tes propos habituels. Mais c’est affectueux, ce que je
viens de dire. Peut-être, mais ce n’est pas le moment. Comment ça ?
Laisse-la s’installer, merde ! Elle vient juste d’arriver et voilà que tu lui
sautes dessus. Mais pas du tout ! En plus, c’est elle qui… qui… Qui
quoi ? Il faut bien qu’elle ouvre sa porte, non ? Oui, mais elle n’a pas
besoin de se pencher autant. Et puis je trouve qu’elle tarde à trouver
ses clefs. C’est parce qu’il y a plein de choses dans son sac. M’ouais,
mais peut-être y aurait-il là une intention délibérée de m’exciter. Mais
qu’est-ce que tu vas chercher, encore ? Tu ne crois pas qu’elle a autre
chose à faire ? L’un n’empêche pas l’autre… Tu crois vraiment qu’elle
ne pense qu’à ça, comme toi ? Et pourquoi pas ? Au moins à chaque
fois qu’elle me voit. N’importe quoi ! Et en plus, je te signale que vous
n’êtes pas seuls. Je ne vois personne d’autre… Et le bébé, alors ? Mais
il ne se rend compte de rien dans son landau. Ce n’est pas une raison.
C’est une question de principe. Tu ferais mieux d’aller te laver les
dents. Oui, c’est exactement ce que je vais faire. De toute façon, elle
est rentrée et il n’y a plus rien à voir.
{...}
Pourquoi lui paraissait-il impossible d’engager un dialogue avec elle
C’étaient des bonjours un jour, des bonjours un autre jour, une
répétition de bonjours dans la semaine, sur plusieurs tons, avec plus
ou moins de sourire selon l’humeur, mais les autres mots ne
parvenaient pas à sortir. Pourtant, ses bonjours à elle étaient
charmants. Toujours pleins d’entrain et de générosité. Avec des
sourires engageants qui pouvaient ouvrir sur une multitude de sujets
de conversation. Il aimait sa voix si douce, teintée d’un accent pointu,
quand elle demandait vous allez bien ? Il avait envie de lui répondre
toujours quand je vous vois, il suffit d’un bonjour matinal et souriant
comme vous en avez le secret pour me donner de l’énergie toute la
journée. Mais ça ne sortait pas. Quand elle demandait s’il entendait
pleurer le bébé la nuit, il avait envie de lui répondre non, et puis de
toute façon ça ne me gênerait pas, je sais ce que c’est que de se
réveiller seul dans l’obscurité d’une chambre trop grande pour un
petit être fragile avec la peur et la faim au ventre. Mais ça ne sortait
pas. Quand elle ne demandait rien et continuait son chemin, il avait
envie de la rattraper pour lui dire vous avez un joli petit cul
magnifique, Madame ma voisine préférée, avec tout le respect que je
vous dois, bien sûr, et je vous assure que c’est l’un des plus beaux culs
que j’ai vu sur cette ronde planète, il siège parmi les cinq ou six élus
qui m’ont fait tourner la tête, tous les autres vous arrivent à peine aux
reins, et croyez-moi, dans ma vie de célibataire, j’en ai vu, des culs, et
je continue d’en voir, d’ailleurs, pour essayer d’oublier le votre qui
provoque en moi tant de désirs inassouvis, je marche désespérément
dans les rues à leur rencontre, cherchant fébrilement ceux qui
m’émeuvent pour les suivre avec ferveur, car leur attraction est
irrépressible et mes yeux tournent en orbite autour, alors je les
observe avec infiniment de douceur… les femmes osent de plus en
plus, l’été, vous ne trouvez pas ? Mais ça ne sortait pas. Parfois, quand
il se sentait un peu de courage pour lui parler du temps à l’aide de
quelques expressions très ordinaires, elle répondait sans hésiter par
des banalités. Hélas, lorsqu’on n’est pas climatologue, on a vite fait le
tour de la question. Et la discussion s’achevait aussitôt. Ils se
regardaient alors intensément quelques secondes, dans l’attente que
l’un des deux reprenne la parole, réfléchissant à ce qu’il fallait dire
pour relancer la discussion, mais demeuraient aussi démunis l’un que
l’autre. Et chacun repartait silencieusement de son côté. Peut-être
avait-elle compris qu’il était un grand timide… Le plus souvent, elle
répondait à ses bonjours par des bonjours et la conversation s’arrêtait
là. Ou bien peut-être était-elle également intimidée… Un homme de
mon âge, ayant un certain charme, et encore célibataire, ça doit
intriguer les femmes, non ? Elles se disent attention ! Prudence, c’est
un séducteur, un attrape-cœurs, mieux vaut ne pas en tomber
amoureuse… Un peu de modestie, veux-tu ?
Il avait toujours eu des difficultés à s’adresser aux jolies femmes en
général et à celles pour qui il éprouvait du désir en particulier. Comme
si leur beauté ou leur charme ne toléraient que des choses
intelligentes et poétiques. Et là, comme ça, dire de belles choses tout
d’un coup, sans échauffement, ça lui était très difficile. Il avait besoin
de recul pour ce genre de mots. Bouh ! que tu es compliqué… Arrête
de te compliquer la vie, comme ça. Tu vois des problèmes partout. Tu
vas te faire un ulcère du cerveau… Il n’y a rien de dégradant à
échanger des propos ordinaires avec une jolie femme. Même des
personnes illustres échangent des banalités entre elles. Oui, bien sûr,
je sais… Tiens ! Lorsque Rimbaud et Verlaine étaient voisins, et qu’ils
travaillaient à leur potager dans leur petit bout de jardin, Verlaine
avait engagé la conversation en disant à Rimbaud vous avez-là un bien
beau potager. Rimbaud avait répondu le votre n’est pas mal non plus.
Et Verlaine lui avait rétorqué je vous ferais volontiers goûter mes
légumes. Á cela, Rimbaud avait immédiatement répliqué avec joie ! et
par la même occasion, je vous ferais goûter les miens…
{...}
Sa voisine préférée ne lui remontait pas le moral. Impossible de
réchauffer ses yeux à ses apparitions. L’hiver la forçait à s’habiller
chaudement de pantalons épais sur des bottes, de gros pulls, d’un
long manteau, d’un bonnet de laine pour la tête et d’une paire de
gants. Elle entrait et sortait rapidement de chez elle, sans prendre le
temps de flâner dans la cour en lisant son courrier. Elle ne s’attardait
pas dans les pièces lorsqu’elle laissait les fenêtres ouvertes juste le
temps d’aérer. La nuit hivernale lui faisait baisser les stores plus tôt
qu’à l’ordinaire. Ils ne se croisaient presque plus dans l’impasse. Bref,
il se sentait vraiment seul. Et comme il n’avait aucun spectacle digne
de ce nom à se mettre sous la prunelle, il passait ces nuits d’hiver à se
remémorer les merveilleux moments que sa voisine avait offert à son
regard, repassant inlassablement les films de sa cinémathèque
mémorielle. Ce qui réchauffait un peu ses draps et réactivait ses sens
le temps d’une érection.
{...}
Comme une minorité de personnes dans le monde, celles qui ont les
moyens de choisir leur vie, il commençait la nouvelle année par de
nombreuses résolutions, aussi radicales que définitives. Les plus
importantes par ordre croissant consistaient à chercher plus
énergiquement un travail dans lequel il pourrait s’épanouir un
minimum, c'est-à-dire déployer ses compétences artistiques tout en
restant réaliste. Ensuite, il s’était promis de reprendre contact avec le
monde en général et de renouer avec ses amis en particulier. S’il
continuait d’attendre que ceux-ci l’appellent et si ces derniers se
comportaient de la même stupide manière, ils n’arriveraient jamais à
rien. Il était également déterminé à tomber amoureux d’une jolie
femme pour avoir vraiment une raison de vivre. Bon sang ! Quand je
pense que je ne suis jamais tombé amoureux… Quelle misère… Je n’ai
jamais dit je t’aime à une femme. Pourtant, à une époque où tu ne
menais pas encore cette vie d’ermite, il t’est arrivé de le dire à un ou
deux de tes amis… Oui, peut-être qu’il est plus facile d’avoir des amis
que des amours. Pas d’accord. L’amitié à également ses exigences…
Oui, bon, bref, toujours est-il qu’aucune femme ne m’a jamais dit je
t’aime. Aucune de ces nombreuses passantes de ma vie ne m’a serré
une seule fois dans ses bras amoureux. Alors comment veux-tu que je
trouve la force d’être ? Comment devenir quelqu’un s’il n’y a
personne pour me reconnaître ? Comment puis-je me sentir fort, sûr
de moi, utile et motivé pour faire de bonnes choses ? Hein ?
Comment ? Je prenais donc la résolution générale de me rapprocher
le plus souvent et le plus près possible du bonheur. Si tu pouvais aussi
éviter de te plaindre et de te déconsidérer chaque fois que tu échoues
dans un projet… Oui, j’y travaillerai. Parmi le vrac des autres
déterminations, il a également fait le serment de ne plus mater sa
voisine comme un con derrière ses rideaux. Et de lui tenir
régulièrement des conversations originales, pleines d’humour et de
poésie, jusqu’à ce que quelque chose se déclenche. Ou bien alors tu
l’oublies définitivement afin de te libérer d’une obsession qui devient
pathologique et aliénante. Il y a suffisamment de femmes libres sur
cette terre, bon sang ! C’est vrai. En tous cas, la suite logique de cette
décision lui apporterait plus de temps pour travailler l’écriture et faire
de l’exercice.
{...}
Deuxième année
Je m’étais habitué à ma voisine préférée. J’avais donc du mal à tenir
mes résolutions de fin d’année. J’avais besoin de la voir tous les jours,
même pour une minute, même pour dix secondes. Et je ressentais
comme une nécessité ce qu’elle acceptait de bien vouloir offrir à mon
regard. Traverser la cour en se déhanchant nonchalamment. Se
pencher en avant pour prendre le courrier ou ramasser quelque
chose. S’immobiliser dos à ma fenêtre lorsqu’elle discutait avec la
factrice ou les autres voisines. Je me nourrissais de ses dons visuels.
J’aimais son joli visage fin, qu’elle tournait subrepticement vers mes
fenêtres en sortant de chez elle, comme pour me signifier qu’elle
devinait ma présence là, quelque par derrière mes rideaux. Ou bien
se demandait-elle si j’étais chez moi ? Ce qui, dans le fond, revenait au
même. Lorsqu’elle s’accoudait à la fenêtre, j’étais ému par la façon
particulière qu’elle avait de regarder parfois dans le vide avec ses yeux
sombres, tandis que ses pensées semblaient errer tristement vers de
lointains horizons. Était-elle réellement triste ? Voulait-elle me faire
comprendre quelque chose ? Qu’elle rêvait d’une autre vie ? Qu’elle
se sentait seule ? Attendait-elle que j’ouvre à mon tour la fenêtre pour
lui parler, lui tenir compagnie, la faire rire ? J’étais attendri par les
sourires affectueux adressés à son enfant qui l’interpellait de sa
poussette. Elle s’arrêtait alors de balayer un instant devant sa porte
pour lui parler doucement avec des intonations ludiques. Sourires
charmants qui s’épanouissaient en gloussements furtifs et complices.
Alors le timbre de sa voix devenait légèrement plus grave. Et une
corde sensible vibrait en moi. En fait, comme je ne connaissais pas
la personnalité de ma voisine, je me l’imaginais toujours à son
avantage. Façonnant les facettes de son caractère tel un sculpteur
épurant sa matière brute. Bref, je la sublimais. L’idéalisait. Oui,
c’était certainement quelqu’un de bien. Je m’en persuadais tous les
jours. Elle était celle que j’aurais peut-être aimé aimer…
{...}
Écrire à propos de ma voisine m’apportait presque autant de bien être
que de la regarder. Ça me la rendait présente quand je ne la voyais
pas. Et j’avoue que parfois c’était presque mieux. Une sorte de plaisir
purement cérébral, puisque je lui faisais faire ce que je voulais… Je
décidais et aussitôt elle obéissait à ma plume sans rechigner. Et plus
j’exigeais, plus elle s’offrait. Sans aucune retenue. En fait, je la
transformais en une femme libérée. Tu n’exagères pas un peu, là ? Á
mon avis, elle ne t’a pas attendu pour ça. Oui, bon, d’accord… En tous
cas, je n’étais plus un voyeur enchaîné aux lourdes et longues attentes
de ses apparitions, l’obligé de ses humeurs si changeantes, mais un
libre créateur, à l’imagination fertile et à la libido gourmande, qui
commandait aux actes de cette créature hypersexuelle… Oui, bon…
Écrire me donnait également l’impression de lui parler. Et je pouvais
le faire sans bégayer ni balbutier. Sans me ridiculiser. Sans être pressé
par le temps et sans qu’elle ne m’interrompe. Je ne craignais plus ces
silences où l’on doit chercher ses mots. Trouver des choses
intéressantes à dire. Et peut-être qu’inconsciemment j’espérais qu’elle
ait un jour l’occasion de lire ces pages. Ça m’éviterait ainsi bien des
efforts d’oralité en tête à tête. Plus besoin d’expliquer quoi que ce soit
ni d’excuser mon comportement ridicule.
Une fois, j’avais songé à lui écrire une lettre pour lui expliquer
comment elle avait bouleversé ma vie en devenant ma voisine. Mais
après une dizaine de pages, j’avais renoncé. Trop long. Trop intime. Et
puis j’avais eu peur de gâcher cette relation de voisinage si
particulière. Parfois, un mot de trop et c’est la fin de tout… J’ai donc
choisi d’errer dans le doute, ne pas savoir la teneur de ses sentiments
envers moi, ainsi mon imagination pouvait continuer à divaguer et ça
me procurait quand même un certain plaisir cérébral…
Quand j’étais adolescent, il m’arrivait d’écrire beaucoup de lettres que
je n’envoyais pas. Il m’importait plus de les écrire que de les envoyer.
Au final, je les retravaillais et ça devenait des nouvelles ou même des
poèmes qui terminaient dans un tiroir. Mais depuis, je n’ai
pratiquement plus de correspondance avec personne. Pas même avec
mes rares amis. Mais eux non plus ne se donnent pas cette peine.
Alors, à quoi bon… Pourquoi les gens ne s’écrivent ils plus ? Je fais
allusion à ces longues lettres dans lesquelles on prend le temps de
raconter, de décrire, de transmettre. D’apprendre la langue. Loin de
ces échanges superficiels sur carte postale ou carte de vœux, ou bien
encore par outil électronique que l’on doit taper dans l’urgence sans
prendre soin d’y mettre la forme. La vitesse blesse et tue. Pas
seulement sur les routes. J’ai le sentiment que la technique
modernise notre condition de vie tout en faisant régresser notre
humanité.
{...}
Depuis quelques temps, j’avais acquis la certitude que ma voisine se
savait observée. Bien sûr, elle se comportait comme si elle n’était pas
au courant. Et de mon côté je faisais comme si je ne savais pas qu’elle
savait. Ainsi, grâce à ce consensus tacite entre nous, on se faisait
plaisir en toute discrétion avec cette satisfaction troublante et
délicate qui accompagne les non-dits. Il n’y avait donc pas lieu de
s’enorgueillir ni de culpabiliser. Ne serais-tu pas le jouet de ton
imagination ? Je suis plutôt son jouet à elle… Sinon comment
expliquer l’ostensible balancement de son fessier lorsqu’elle traverse
la cour ou marche dans l’impasse ? Sans doute sa façon naturelle de
marcher… Mais non, je m’en serais rendu compte plus tôt. C’est une
exagération toute récente et ponctuelle. Je vois bien qu’elle s’applique
à rehausser lentement sa croupe en prenant son courrier. Sans doute
pour ménager son dos… Cette explication convenait bien lorsqu’elle
était enceinte, mais plus maintenant, voyons. D’autant plus qu’elle
met plus de temps qu’il n’en faut pour prendre ses lettres, même
quand il n’y en a pas beaucoup. Et pourquoi se penche-t-elle en avant
avec entrain et plus longtemps que de raison afin d’arracher les
mauvaises herbes qui poussent juste devant sa porte ou pour
ramasser quelque chose ? Parce qu’elle est enthousiaste et
consciencieuse. Ouais, enthousiaste à l’idée de m’exciter et
consciencieuse dans son abandon… Pourquoi fait-elle souvent tomber
son courrier ou ses clefs ? Par maladresse. M’ouais, elle est peut-être
aussi un peu coquine, non ? Pourquoi ouvre-t-elle systématiquement
en grand les fenêtres avant de faire son ménage ? Mais pour aérer,
tout simplement. Bien sûr, mais peut-être aussi pour attirer mon
attention, pour que j’entende l’aspirateur et pour que je vienne la
regarder. Comme par hasard, c’est quand elle se trouve justement
devant une de ses fenêtres ou devant sa porte d’entrée qu’elle
prolonge son activité ménagère. Et pourquoi secoue-t-elle les tapis à
la fenêtre juste avant de commencer le ménage dans la chambre de la
fillette ? Je suis sûr qu’elle les fait claquer plusieurs fois de suite pour
m’appeler : Hé ! Oh ! Je suis là ! Je vais faire le ménage ! Tu vas
pouvoir te rincer l’œil, mon coquin de voisin ! Mais tu délires, là ! Il
n’y a rien de plus logique que de secouer le tapis d’une chambre et de
l’étendre sur le rebord de la fenêtre pour l’aérer le temps de passer
l’aspirateur… D’accord, mais il semble plus surprenant qu’elle fasse de
même avec le tapis de sa chambre ou celui de la salle de bains, pièces
qui se trouvent de l’autre côté de l’appartement. Car s’il est probable
qu’il n’y ait pas de fenêtre dans la salle de bains, pourquoi ne pas
secouer le tapis de sa chambre par la fenêtre de sa chambre ? Sans
doute parce qu’elle ne souhaite pas balancer la poussière sur sa
minuscule terrasse et dans son petit bout de jardin… N’importe quoi !
La poussière s’envole au gré de l’air et ne retombe pas forcément
d’aplomb. Oh lala ! Tu ne vas pas me proposer des exercices de
physique, maintenant ! Tu te fais des idées, je te dis. Tu la prends pour
qui, au juste, ta voisine ? Une allumeuse ? Non. Pas du tout. Je n’ai
jamais dit ça. Je sais pertinemment qu’elle n’est pas de celles qui
remuent bêtement leur croupe dès qu’un mâle vient les flairer. C’est
d’un autre ordre. Moins animal. Plus subtil. Elle aime se faire désirer.
Oui, bon, comme toutes les femmes et comme tous les hommes.
Mais c’est une artiste de la mobilité dans l’espace. Ses mouvements,
et particulièrement le balancement indolent de ses hanches,
composent avec grâce une sorte de chorégraphie épurée, sensuelle,
qui exhibe naturellement la superbe de son corps. Et son travail vaut
bien celui de certains artistes plasticiens aux concepts indiscutables
en théorie, mais qui deviennent n’importe quoi en installation. Oh !
tu digresses, là. Pas sûr. Relis tes classiques : Baudelaire, Oscar Wilde
et bien d’autres artistes dandys. Et tu verras ce dont ils pensaient de
la vie comme œuvre d’art… Oui, bon, en tous cas, je ne pense pas
qu’elle ait réfléchi à la question. Alors comment en est-elle arrivée là ?
Elle est tout simplement bien dans sa peau. Pas besoin d’être un
artiste et d’avoir mené une réflexion sur le sens de l’art pour se mater
dans un miroir et se trouver beau. N’importe quel couillon sait faire
ça. Tu as raison. Elle doit être fière de son joli petit cul. Et ça se sent.
Ça transforme tous ses actes en miracles. Et c’est moi qu’elle a choisi
pour les recevoir. Je suis l’élu… Ne t’emballe pas. Es-tu sûr d’être le
seul homme auquel elle offre généreusement ces balancements de
hanches et ses penchés en avant ? Ne sais-tu pas qu’une sainte est
toujours universelle ? Que connais-tu de sa vie lorsqu’elle quitte son
domicile et que tu restes là, comme un pauvre con, attendant
impatiemment son retour ? Je préfère ne pas y penser. J’ai la chance
d’habiter juste en face de chez elle, donc de la voir plus souvent,
autrement, plus longtemps que les autres hommes. Et puis elle
m’aime bien. Et je dois lui plaire un peu. Sinon à quoi riment toutes
ces contorsions érotiques ?
Ma voisine était une femme d’intérieur modèle. Son zèle de propreté
semblait motivé par un souci d’hygiène autant que par le besoin de
s’occuper. J’étais admiratif devant ces jambes musclées par les
kilomètres parcourus dans la journée. Cette femme ne tenait jamais
en place. Je la voyais sortir, entrer, passer et repasser devant ses
fenêtres. J’avais pu apprécier nombre de fois son ardeur quand elle
passait l’aspirateur dans la chambre de l’enfant, repassait dans la
pièce du bas, lavait les vitres et balayait consciencieusement devant
sa porte d’entrée. J’attendais avec ferveur cette dernière activité
ménagère car dans la cour ma voisine était toute proche. Caché
derrière la fenêtre de ma cuisine, je pouvais la détailler entièrement.
Elle passait le balais devant sa porte une fois par semaine. Sur les
coups de midi, en revenant de chercher le pain, alors que son enfant
explorait le périmètre à l’aide de son sonar vocal, ma voisine balayait
avec soin, lentement, longuement et le plus souvent dos à ma
fenêtre. Le moment le plus intense de mon émotion coïncidait avec
celui où elle abandonnait le balai pour ramasser le petit tas à l’aide
d’une pelle et d’une balayette. Elle se penchait en avant avec entrain
et remplissait sa pelle lentement, longuement, tout en reculant vers
la fenêtre de ma cuisine. J’en devenais fou ! Et ne perdais pas une
poussière de la scène. J’adorais voir ce petit postérieur, rond comme
la moitié de la lune, tendre délicatement le tissu du pantalon en
esquissant la forme d’une poire. C’était un plaisir de dessinateur
gourmet. Et je me prosternais devant ce cul chaque fois que ma
voisine se penchait en avant pour ramasser quelque chose.
Une fois par semaine, ma voisine passait l’aspirateur dans son
appartement. J’imaginais qu’elle devait commencer par le rez-de-
chaussée, puis continuer par sa chambre qui se trouvait
malheureusement de l’autre côté du bâtiment, et qu’elle réservait le
meilleur pour la fin : la chambre de sa progéniture. Je ne m’y
connaissait pas trop en enfants, mais il me semble qu’il devait avoir
au moins deux ans, puisque nous approchions de la date anniversaire
de l’arrivée de ma voisine préférée.
Ce matin de juillet, la paresse me retenait allongé sur le lit. Pourtant
je m’étais déjà levé pour aller aux toilettes, prendre mon petit-
déjeuner et me laver les dents. Un battant de la fenêtre était ouvert
afin de laisser entrer un peu d’air. Le bruit familier de l’appareil dans la
chambre de l’enfant a immédiatement attiré mon attention. Je me
suis précipité dans mon bureau pour être bien en face de l’action. Il
faisait déjà chaud. Comme je m’y attendais, elle portait juste un t-shirt
mauve qui lui arrivait à mi-cuisses. Ma voisine virevoltait dans la
pièce. Un coup j’te vois, un coup j’te vois plus. J’étais à genoux devant
une telle efficacité. Cette femme était une fée du logis d’un érotisme
exquis. Et sa position préférée, que j’attendais toujours avec
impatience, était le penché en avant dos à ma fenêtre. Le t-shirt
remontait légèrement sur ses cuisses, mais le mouvement ascendant
du tissu s’arrêtait juste à l’endroit qu’il fallait pour que je n’en vois pas
plus. La frange de tissu me cachait obstinément son intimité. Je n’en
pouvais plus ! Heureusement que la scène a été brève. Elle a baissé le
store au trois quart et a quitté la pièce. Je me suis résigné à prendre
une douche. Et le tuyau d’arrosage s’est transformé en tube
d’aspirateur… Et la main qui tenait fermement ce flexible était celle de
ma voisine…
{...}
Ma voisine est entrée en scène six minutes et une quarantaine de
secondes plus tard. Avait-elle attendu que le spectateur prenne
place ? J’ai vu apparaître le bas de son corps légèrement de biais, de
sa taille à ses pieds nus. Son pantalon de toile blanche n’était pas
aussi sexy que le vieux jean délavé qui lui moulait si délicatement les
fesses, mais avec un cul pareil, elle pouvait se permettre d’enfiler
n’importe quoi, le résultat était toujours le même. Elle a aussitôt
commencé son travail de repassage et je voyais ses mains agiles qui
étendaient et pliaient les tissus, son bras énergique poussant et
ramenant le fer qui glissait en un bruit imperceptible tout en lâchant
quelques jets de vapeur. Comme elle savait y faire… Quelle souplesse
dans le poignet… Quelle puissance dans l’épaule… Et cette façon de se
cambrer légèrement lorsqu’elle poursuivait le mouvement en
allongeant le bras… Et ce jeu de jambes tout en nuances… La vision de
ces jolis pieds nus froissant la moquette était d’un érotisme si subtil…
Au bout d’une vingtaine de minutes, ma voisine a posé le fer et levé
un bras comme pour s’essuyer le front. Puis elle s’est tournée, offrant
ainsi à ma vue son côté pile. Elle s’est penchée en avant pour
ramasser une jupe qu’elle a étendue sur la table à repasser. Et la
chose que je n’avais jamais osé imaginer s’est produite. Ma voisine a
fait glisser son pantalon et j’ai vu sa culotte blanche satinée qui luisait
dans la pièce alors que le jour s’estompait. Blancheur d’un ciel d’hiver
avant que ne tombe la neige et n’advienne le silence. J’étais
transporté vers les nobles érections de sommets majestueux. Elle a
repris son repassage. J’ai pu la détailler à loisir : hanches, cuisses,
mollets, chevilles, pieds… alouette… Lorsqu’elle se tournait pour
prendre un vêtement dans le panier à linge, j’en profitais pour
observer sa petite culotte tendue par le travail de ses muscles
fessiers. Le textile se déformait en suivant les courbes de ce derrière
(qui méritait bien d’être devant) et, peu à peu, était avalé par le
sourire de son cul. Tout naturellement emporté par la musique fluide
du fer à repasser glissant sur les tissus et rythmé largo par quelques
jets de vapeur, j’harmonisais mon inspiration et me laissais diriger par
cette petite main qui donnait la mesure. Mes yeux souvent roulaient
sur la culotte qui contenait la partition enchantée.
J’ai participé au spectacle jusqu’à ce que ma voisine range son
matériel et baisse complètement le store. Ensuite je suis allé
me coucher. Et ma mémoire m’a repassé le film, avec des retours en
arrière et des arrêts sur images. C’était si poignant que j’ai eu une
nouvelle érection. Alors, pour m’endormir en paix, j’ai fait ce qu’il
fallait…
{...}
Troisième année
Quelques jours plus tard, alors que je terminais la vaisselle du midi,
les yeux à genoux devant la porte d’entrée de ma voisine, j’ai
entendu frapper à la mienne. C’était la fillette. Sans dire un mot,
mais un grand sourire sur son beau visage, elle me tendait un sac
transparent contenant des bombons au chocolat. La maman se
tenait en retrait, vêtue d’un t-shirt rouge directement sur ses petits
seins et d’un pantalon en toile noir. Elle m’a adressé un tendre
sourire pour toute explication tandis qu’elle ouvrait le portail. J’ai
remercié vivement la gamine, en ajoutant un petit il ne fallait pas en
direction de sa mère. Mais si… et de nouveau ce sourire. Je lui ai
lancé un regard de cocker qui voit s’éloigner son maître. La fillette
est repartie en courant vers sa mère et elles ont disparues aussitôt
dans l’appartement. Adorable et innocente enfant… Je suppose que
sa maman lui a demandé de me porter ces chocolats pour se faire
pardonner quelque chose. Elle veut sans doute s’excuser de t’avoir
fait la gueule. Oui, certainement… Comme c’est gentil de sa part.
Après avoir goûté ces délicieux chocolats, je suis allé jeter un œil au
calendrier postal accroché au mur de la cuisine. L’idée m’était venue
d’annoter le jour de sa fête pour lui faire à mon tour un cadeau.
Hélas, toutes sortes de prénoms y figuraient, des saints ridicules par-
ci, des saints extravagants par-là, excepté le sien. J’étais déçu. Alors
j’ai songé à lui offrir des fleurs pour la fête des mères. C’est stupide,
elle n’est pas ta mère. C’est vrai, et je ne suis pas son mari…
Pourquoi attendre une date symbolique ? Si tu as envie de donner,
donne maintenant et n’attends pas. Finalement, j’ai opté pour un
cadeau à la fillette. Un c.d. contenant trois titres (La princesse, La
mousse au chocolat et Patapizza) tirés du second disque (intitulé
Soyons bref) d’Eric Toulis, qui n’est pas du tout un chanteur pour
enfants…
Un matin d’août. Alors que je m’apprêtais à ouvrir les volets mi-clos
pour aérer la chambre, j’ai vu dans l'entrebâillement la fillette qui
regardait par la fenêtre ouverte de la sienne. J’ai aussitôt suspendu
mon geste. La petite était juchée sur quelque chose. Certainement
un tabouret. Un frisson a parcourut mon corps. Et si elle tombait ?
Que faire ? Si je l’interpellais, elle pourrait avoir peur et… Et si je
descendais sonner chez ma voisine pour la prévenir ? Non. La petite
allait me voir sortir et… Et si je téléphonais ? Non. Ça prendrait du
temps et elle pouvait… De toute façon, j’étais incapable de faire un
geste ou de prononcer un mot. Pétrifié, je restais là, derrière
l’interstice des volets, respirant avec peine, retenant la fillette des
yeux, attendant et priant pour que la mère entre rapidement dans
cette chambre. Elle ne devait certainement pas être bien loin. Ce
n’était pas le genre à négliger sa fille. Évidemment, sans que je
puisse contrôler le cours de mes pensées, l’une d’entre elles s’est
insinuée sournoisement dans le flot pour suggérer que ma voisine
pouvait m’offrir une apparition érotique. J’ai chassé aussitôt cette
pensée lubrique qui ne respectait rien, pas même le danger que
courrait l’enfant.
Deux minutes plus tard, alors que la fillette, toujours debout sur le
tabouret, était occupée à regarder je ne sais quoi sur mon toit, peut
être un oiseau ou un chat, ou bien les deux, la voix de ma voisine l’a
précédée de quelques secondes dans la chambre : Qu’est-ce que tu
fais, ma Lolotte ? Aussitôt, la petite est descendue du tabouret et
s’est précipitée vers sa mère, qui entrait à cet instant, pour se nicher
entre ses cuisses. La maman n’avait rien vu. Rien su du danger.
Devrais-je la prévenir pour qu’elle fasse attention la prochaine fois ?
Oui, mais pas tout de suite. Il y a plus urgent : regarder, détailler,
admirer… Car ma voisine portait sa mini-robe blanche à bretelles,
qui dévoilait ses cuisses et ses épaules. Le décolleté était engageant.
Elle s’est penchée légèrement pour embrasser sa fille. Bon sang ! Je
ne voyais strictement rien à cause des cheveux de la gamine.
Pourtant je ne pouvais déjà plus contenir une érection subite. Elles
sont sorties de la chambre. J’en ai profité pour ouvrir les volets le
plus rapidement possible afin de ne pas exhiber ma nudité. Ma
voisine est revenue dans la chambre alors que j’étais en plein
encadrement de la fenêtre. Je me suis retranché d’un bond derrière
une des vitres, tout en braquant mon regard sur le visage de ma
voisine. Cherchant ses yeux pour savoir. Trop tard ! Elle était encore
en train de regarder. Bouche bée.
{...}
Quelques jours plus tard, j’ai croisé ma voisine dans l’impasse. Elle
portait une courte jupe noire moulante et un chemisier blanc
transparent qui laissait deviner son soutien-gorge de la même
couleur. Elle m’a adressé un sourire irradiant. J’en concluais qu’elle
ne m’en voulait pas du tout pour mon exhibition involontaire et
que je m’étais encore fait des idées noires pour rien. Après l’avoir
rapidement détaillée le plus discrètement possible, je me suis
arrêté pour lui bonjour. Nous avons discuté du temps et d’autres
banalités. Elle semblait disposée à converser et je me sentais sûr de
moi. J’ai commencé par demander des nouvelles de sa fille, puis, au
détour d’une phrase, j’ai naturellement abordé la visite du couple
en premier lieu puis celle du géniteur. Ma voisine ne semblait pas
surprise par ces questions. Elle y a répondu sans se faire prier, mais
vaguement. Oui, le couple d’un certain âge, c’étaient bien ses
parents. Et le grand baraqué à la voix grave était le père de sa fille.
Voilà ! Pas plus difficile que ça ! J’en savais un peu plus sur elle,
mais je n’ai pas insisté. Je ne voulais pas être trop indiscret. Du
coup, je ne trouvais plus rien à dire. Et elle qui me regardait si
intensément… Sûr qu’elle désirait continuer à parler… Mais les
mots me manquaient soudain. Pourquoi ne relançait-elle pas la
conversation ? Help ! Help me, baby… Rien. Juste ce sourire
incrusté dans ses lèvres. Et son regard, qui me troublait tant. Ce
silence de quelques secondes a duré une éternité. J’étais conscient
de perdre une bonne occasion de me rapprocher d’elle. Bon ! j’y
vais, au revoir, a-t-elle conclu. Trop tard… Et bien fait pour ma
gueule !
{...}
Quatrième année
Un soir de juin. J’étais en train de surveiller la cuisson d’un poulet
rôti lorsque du bruit a détourné mon regard vers la fenêtre ouverte
de la cuisine. Le visage curieux de la fillette y a soudain émergé. Elle
m’a souri timidement. Bonjour, lui ai-je dis tout en lui renvoyant son
sourire. Et je me suis penché pour regarder sur quoi elle avait bien
pu grimper. La gamine était juchée sur un de ces tabourets en
plastique composés en deux parties emboîtées. La porte d’entrée de
chez ma voisine était grande ouverte, mais elle n’était pas dans la
cour. La petite semblait être sortie toute seule. Sa mère devait
certainement s’affairer dans sa cuisine.
- Attention, tu risques de tomber et de te faire mal.
- Mais non, m’a-t-elle répondu comme si je disais n’importe quoi.
- Tu ne devrais pas grimper comme ça n’importe où, ai-je insisté, en
songeant à la fois où je l’avais surprise à la fenêtre de sa chambre.
- C’est pas n’impotou, m’a-t-elle dit en rigolant.
- Ah bon, alors ça va, dis-je sans trop savoir pourquoi.
- Tu fais la cusine ? m’a-t-elle demandé le plus sérieusement du
monde.
- Hé oui.
- Ça sent bon…
- Merci.
- C’est quoi ?
- C’est un poulet rôti.
- Ah oui !
- Tu aimes ?
- Oui !
- Hé hé ! Et quelle partie tu préfères ?
- Quoi ?
- Qu’est-ce que tu préfères manger, dans le poulet ?
- Ché pas…
- La cuisse ?
- Oui ! a-t-elle répondu, triomphante.
- Tu as raison. Moi aussi, j’aime beaucoup la cuisse, ai-je précisé d’un
ton coquin. Je me suis rendu compte, à ma plus grande honte, que
ces propos pouvaient paraître ambigus. C’est toi qui a l’esprit
obsédé, mon vieux. Il n’y a rien de mal à ce que tu viens de dire. Et
puis ce n’est qu’une fillette. C’est vrai. Je n’avais pas à culpabiliser.
Mais j’ai quant même voulu me faire pardonner :
- Eh bien, le poulet est prêt. Tu en veux ?
- Oui !
- Bon, je vais te donner une cuisse. Mais tu descends du tabouret,
d’accord ?
- Pourquoi ?
Elle m’a regardé d’un drôle d’air, en cessant de sourire. Ses grands
yeux impudiques fouillaient les miens. Je me suis senti tout con en
réfléchissant à ce que je venais de lui proposer, songeant au ridicule
de mon marchandage. J’ai ouvert la bouche pour tenter de me
rattraper, mais aucun mot n’est sortit. Décidément, je me
débrouillais aussi mal avec les femmes qu’avec les petites filles…
Heureusement que la mère est apparue dans l’encadrement de la
porte. Elle portait une jupe kaki courte et moulante, ainsi qu’un
t-shirt blanc collé à ses petits seins.
- Bonjour, elle vous embête ?
- Bonjour. Non, pas du tout. On était en train de discuter cuisine.
Ma voisine a ri joyeusement avant de s’adresser de nouveau à sa
fille.
- Allez, ma Lolotte. Laisse le monsieur tranquille, maintenant. Viens
manger. Et je t’ai déjà dis que je ne voulais pas que tu grimpes sur ce
tabouret. Tu vas finir par tomber et te faire mal.
La petite est prudemment descendue, puis s’est précipitée dans
l’appartement sans demander son reste. Ma voisine est venue
récupérer le tabouret et m’a souhaité bon appétit avant de faire
demi tour. Elle marchait lentement pour que je puisse profiter de ce
fabuleux spectacle qu’offrait le balancement de ses hanches. Mais
cette fois-ci, bien que sa jupe mettait excellemment en valeur ses
fesses, mes yeux glissaient le long de ses jambes. Tiens, tiens… Voilà
qu’elle adoptait de plus en plus le port des jupes. Jusqu’à présent,
j’étais plutôt habitué à la voir en pantalon, et donc à concentrer
exclusivement mon regard sur ses fesses, mais dorénavant je vais
pouvoir également me régaler en regardant ses gambettes bronzées.
Chouette ! Et la porte s’est refermée sans pitié.
{...}
Des actes, bon sang ! Quand vas-tu te décider à faire un pas vers
elle ? Et pourquoi je n’attendrais pas qu’elle le fasse en premier ? Tu
as raison. Attends, attends le temps que tu voudras. Tu as tout le
temps. Attends qu’elle se décide à déménager et à disparaître de ta
vie, pour aller ensuite te plaindre sur ton malheureux sort. Fais pas
chier ! Tu sais bien que je n’ai pas de chance avec les femmes… Elles
ne font jamais l’effort d’aller chercher un homme tout au fond de sa
sombre solitude. Il faut que ça brille d’entrée pour qu’elles soient
séduites. Écoute, ton problème est simple : tu désires toujours les
femmes qui ne te voient pas, mais tu ne vois jamais celles qui te
veulent. C’est facile, de critiquer, quand on reste dans l’abstraction.
Mais vas-y, alors ! Parle-lui, bon sang ! J’aimerais bien… Mais je ne
me décidais pas à lui dire ce que je pensais d’elle. Ce qu’elle
m’inspirait. En fait, j’attendais l’occasion. Le moment idéal… Ou
plutôt qu’elle fasse la première allusion. Alors je lui déclamerai ce
monologue que j’avais tant de fois répété pour la circonstance. Une
déclaration vibrante pleine de poésie et d’humour. Je m’ouvrirai
comme un robinet pour lui expliquer que je ne pouvais pas faire un
pas dans ce duplex sans passer devant mes fenêtres tant il est étroit.
Pour lui raconter comment, avant son arrivée, j’avais l’habitude de
prendre l’air à mes fenêtres et qu’à présent je n’osais plus de peur
de l’incommoder. Et que ce portail était si bruyant qu’il attirait mon
attention chaque fois qu’il se déclenchait. J’avouerai mon émotion
devant sa première apparition, avec ce ventre rond comme la moitié
d’une planète léchée par les flammes de sa robe d’été. Je lui
apprendrai ma souffrance de n’être qu’un pauvre homme solitaire
en manque d’affection et de sexe. Et je lui dirai, avec tout le respect
que je vous dois, vous êtes une jolie femme et vous avez un cul
magnifique. Je vous assure que mes sentiments et mes propos à
votre égard sont toujours respectueux. Lorsque je parle de vous,
quand je m’adresse à vous, planqué derrière mes fenêtres, mon
vocabulaire est toujours élégant et lyrique. Lorsque je pense à vous,
mes idées sont coquines mais non perverses. Je fantasme comme
tout le monde. Il n’y a rien de mal à ça. Et à moi, ça me fait plutôt du
bien. Et puis je lui dirai aussi de ne pas s’en faire, car tout ça allait
s’en aller avec le temps. Et jamais plus je ne la harcèlerai du regard
car je finirai bien par me trouver une chouette copine. Et, pour me
faire pardonner, je lui offrirai une chanson qu’elle m’avait inspirée :
{...}
Quatre ans, déjà ! Nous avions passés un cap que doivent affronter
tous les couples. Quatre années de ruées aux fenêtres pour assister
à ses allées et venues, à ses longues séances de ménages, à ses
rituels quotidiens - relever le courrier, balayer devant la porte
d’entrée. Quatre années d’observations intenses et passionnées,
d’émotions aussi fortes que fugaces, de déceptions et de plaisir
pur… Sans oublier ses délicieux bonjours souriants lorsque on se
croisait dans l’impasse, et tous ces mots si magnifiquement
ordinaires que nous échangions quand parfois j’osais m’adresser à
elle pour engager une fugace conversation. Avec le temps, une
curiosité réciproque allongeait nos discussions, qui s’épanouissaient
entre les bonjours et les au revoir. Elle avait quelquefois des
expressions qui prenaient une signification particulière selon mon
humeur. Je devinais alors de subtiles allusions évanescentes. Et
malgré les visites de plus en plus fréquentes du géniteur, mes
rapports avec ma voisine s’intimisaient. Lentement, mais sûrement.
Du moins, je le supposais. Je l’espérais.
Un soir, ma voisine a reçu la visite de son ex. Ils ont échangés
quelques mots devant la porte d’entrée avant de disparaître à
l’intérieur. La jalousie m’a giflé le cœur. Subsistait-il un espoir ? Le
géniteur était bel homme et semblait sympathique. Que penser ?
Une famille était-elle en train de se recomposer ? Ma voisine faisait-
elle de nouveau l’amour avec son ex ? Et quand bien même ! Ça ne
te regarde pas. Je sais bien, mais ça me rend triste. J’ai essayé de me
consoler en me disant qu’il l’avait connue bien avant moi, l’avait
aimée, enfin j’espère, et lui avait fait un enfant. Rien à dire… Malgré
tout, ce tête à tête me rendait envieux. Alors je me rassurais en
songeant que la fillette n’était certainement pas encore couchée, et
qu’elle serait là, entre les deux, pour surveiller leurs gestes et leurs
paroles… Pour tenter d’oublier cette femme, et toutes les autres que
je n’arrivais pas connaître intimement, j’ai lu quelques poèmes de
Walt Whitman. Des mots simples et puissants qui célèbrent la vie, la
nature et l’amitié fraternelle. Au bout d’une heure j’étais enfoncé
jusqu’au cou dans ces Feuilles d’herbe, humant presque l’odeur de la
terre, respirant un oxygène chlorophyllien à pleins poumons,
doucement réchauffé par la lumière du soleil, bien loin de mes
souffrances et des petites misères de la vie quotidienne.
{...}
Cinquième année
Enfin le printemps ! Les stores de chez ma voisine préférée se
déployaient tels des pétales tournés vers le soleil et les fenêtres
s’ouvraient longuement pour offrir à ma vue le cœur même de la
fleur. Hélas, je ne sentais pas son parfum… Mais j’avais enfin le plaisir
de revoir un pistil frémissant et légèrement vêtu, aller et venir d’une
pièce à l’autre, s’attarder un instant dans l’une puis repartir dans un
tourbillon. Et cette vie colorée qui papillonnait à quelques mètres de
moi faisait frémir la mienne, si sombre et inerte. Ces activités
débordantes d’existence, ces ondulations musculaires réactivaient
mon inanité charnelle. Je bandais pour un être réel et non plus pour
les images presque effacées de mes souvenirs, donc je vivais de
nouveau.
Il devait être aux alentours de treize heures. J’étais plongé dans la
vaisselle de mon déjeuner. L’humeur triste de ne pas avoir vu ma
voisine depuis ce matin, ni pour l’ouverture de la fenêtre à l’étage, ni
pour sa fermeture. Pourtant je ratais rarement ces spectacles aussi
intenses (surtout en été) que brefs, car ma voisine avait ses
habitudes et je commençais à les connaître. Or, aujourd’hui, elle
n’était pas encore sortie vérifier son courrier après le passage de la
factrice. Autant dire que j’étais en manque. L’espoir d’une apparition
accélérait mon muscle cardiaque. Et j’avais les oreilles à l’affût
devant le battant entrouvert de la fenêtre. Soudain un déclic. Mon
petit cœur a bondi. Heureusement qu’il était enfermé dans une
cage. La porte d’entrée de chez ma voisine s’est ouverte sur son
apparition angélique. Elle portait une jupe courte et moulante
lassée par devant, et un débardeur dévoilait son nombril. Au travers
des mailles extensibles je percevais ses petits seins. Houlà… Elle est
allée directement vers la boîte aux lettres. Mes prunelles roulaient à
sa suite. Elle s’est penchée en prenant son temps, mais pas comme à
son habitude, c’est-à-dire exagérément. Mais qu’est-ce qu’elle a,
aujourd’hui ? Elle doit sans doute avoir la tête ailleurs. Moi, j’avais
les yeux happés par son joli petit cul et les mains dans le liquide
vaisselle. Je ne bougeais plus. Ne respirais plus. Je n’étais que flux
extatique. Je flottais dans le bonheur. Elle s’est retournée
brusquement vers la fenêtre. Confondu, je me suis coupé avec un
couteau. Mais je suis resté stoïque. Elle m’a dit bonjour dans un
large sourire tout en fixant mes rubescentes pupilles. Son regard
semblait coquin. Le genre je t’ai eu, là, hein ? J’ai répondu, la honte
aux joues, et saignant abondamment du pouce. Et puis ma voisine
est retournée chez elle. Rideau. Je me suis préparé un pansement.
Elle n’est plus ressortie de la journée. Avait-elle surpris la précision
de mon regard ? Est-ce que j’ai eu l’air con ? Pour oublier cette
douloureuse apparition, je suis allé me réfugier dans un roman de
Luis Sepúlveda, Journal d’un tueur sentimental.
{...}
Un samedi après-midi de juin. En sortant ma poubelle, je suis tombé
sur ma voisine et sa fille qui quittaient leur domicile. La maman
portait un débardeur blanc et mon jean préféré, celui qui mettait le
mieux en valeur la rondeur de son joli petit cul, un vieux jean
légèrement usé, qui semblait si doux à toucher au niveau de
l’entrejambe et aux fesses… La gamine était habillée en princesse. Tu
as rendez-vous avec un prince charmant ? lui ai-je demandé. La
fillette, m’adressant un sourire timide, a fait non de la tête. Sa mère
m’a dit qu’elles allaient à l’anniversaire d’une copine de maternelle.
- Ah bon… Et le tiens, alors, c’est quand ?
- C’est fini…
- On l’a fêté la semaine dernière, m’a répondu sa mère.
- Ah… Et quel âge tu as fait ?
- Cinq ans ! m’a lancé la jolie princesse, levant le menton et
m’adressant un sourire émouvant.
- Hé bien ! j’ai balbutié, en cherchant à toute vitesse quelque chose
de gentil à lui dire, ou à défaut deux ou trois questions intéressantes
à lui poser.
- Hé oui, le temps passe, a tenté la maman pour venir à mon
secours.
- Comme tu as grandi vite. Comme tu es mignonne, tout habillée en
princesse, ai-je rajouté, exaspéré par les banalités que je venais de
débiter.
- Alors, comment allez-vous ? m’a demandé ma voisine en croisant
ses bras sur sa poitrine.
- Bien, merci. Et vous-même ?
- Ça va. Il va faire chaud, aujourd’hui.
- Oui.
- Heureusement que la maman de sa copine a prévu une piscine en
plastique. Elles vont pouvoir se rafraîchir tout en s’amusant.
- Et vous ? Vous avez aussi prévu un maillot de bain ? ai-je bégayé,
encore tout étonné de mon audace.
- Non, m’a-t-elle répondu dans un petit rire. Vous savez, c’est le
genre de piscine où un adulte peut à peine s’allonger en travers…
- Ah…
- Bon ! On y va, ma chérie ?
- Vi ! a répondu la petite princesse.
- Eh bien, bon après-midi.
- Merci.
- Attention aux coups de soleil !
- Oui, m’a répondu son petit cul magnifique sans se retourner …
Et voilà. Ç’a été un échange de politesses vraiment rapide. Mais ces
quelques mots m’ont fait énormément de bien. Et la voilà qui s’en
allait, tenant la princesse par une main, se déhanchant comme à son
habitude, avec grâce et nonchalance. Et brusquement elle s’est
penchée en avant pour relacer un de ses baskets. Elle s’était arrêtée
juste à trois mètre de mon désir. Quel bonheur… Son petit cul
délicatement enrobé me narguait tranquillement, à trois mètres de
mes mains innocentes. Sans aucune vitre pour nous séparer. Elle en
mettait, du temps, à se lasser la chaussure… Comme elle faisait si
bien et si naturellement durer mon plaisir… Je ne contrôlais plus du
tout mon érection qui soulevait le tissu de mon caleçon. J’étais
conscient que la fillette pouvait se retourner, ou peut-être même ma
voisine, mais je ne voulais pas esquisser un geste qui puisse détruire
ce pur moment de bonheur immobile. Ce flagrant délit de don. Cet
exemple de générosité désintéressée que seules les femmes savent
donner. Toutes les femmes ? J’ai préféré ne pas relever la remarque.
Je me doutais bien que ma voisine se faisait également plaisir. Et je
commençais à me prendre d’affection pour elle alors que j’entrais
dans ma quarantième année sans jamais être tombé amoureux de
ma vie. Aussi j’étais consterné par ce comportement de tendre
voyeur que je continuais de trouver répréhensible. Certainement un
reste de culpabilité judéo-chrétienne… Mais je n’arrivais pas à me
débarrasser de cette obsession. Dès mon réveil, j’avais toujours hâte
de voir ma voisine. Et ce besoin ne tarissait pas jusqu’au soir.
Lorsqu’elle s’absentait plus longuement que d’ordinaire, l’inquiétude
s’emparait de moi. J’en devenais presque jaloux. Pourtant, je savais
que je n’étais pas amoureux. Un amour sans paroles est impossible.
Même les sourds-muets se parlent lorsqu’ils sont amoureux. Mais
entre ma voisine et moi, nous n’échangions que des civilités de
voisinage. Alors ? C’était quoi, au juste, cette affection ? Tu as peut-
être simplement envie de tirer un coup. Ne sois pas vulgaire. Et ne
simplifie pas les choses aussi trivialement. Cette histoire est
beaucoup plus compliquée que tu ne le dis. Et tu le sais très bien…
Le mois d’août avait recouvert la ville d’une chaleur caniculaire. Le
thermomètre accroché près de ma porte d’entrée indiquait 30%. Je
me suis dit qu’à l’extérieur il devait faire quatre ou cinq degré de
plus. Ce genre de température vous oblige à vivre nu et inactif.
D’ailleurs, je faisais du surplace. Mais qu’est-ce que je foutais
enfermé dans mon trou ?! C’était un temps à partir au bord de la
mer… Ah, toutes ces jolies femmes en monokini… Jouant avec les
vagues… Allongées sur le sable… Heureuses et disponibles… Des
silhouettes floues de femmes rêvées tourbillonnaient déjà dans ma
tête lorsque un toc ! toc ! toc ! s’est fait entendre à ma porte. Je suis
allé ouvrir, légèrement dépité par le bruit de la réalité. C’était ma
voisine. Tout sourire. Elle portait une nouvelle robe blanche à
bretelles, assez ample, qui lui arrivait jusqu’aux genoux. Je n’aimais
pas du tout. C’était vraiment anti-érotique… Sa fille était à ses côtés.
Un bras passé autour de la cuisse de sa maman (petite veinarde,
va…), elle me souriait aussi.
- Bonjour, madame ma voisine.
- Bonjour. Excusez-moi de vous déranger.
- Mais vous ne me dérangez pas du tout.
- Je peux vous demander un petit service ?
J’avais envie de lui répondre tout ce que vous voudrez, mais j’ai juste
dit bien sûr.
- Est-ce que vous pouvez nous garder le poisson pendant les
vacances ?
- Un poisson ? Certainement, ai-je répondu, quelque peu surpris.
Ainsi ma voisine avait un poisson… Enfin, c’était celui de la fillette.
Ma voisine me demandait de lui garder son poisson… J’étais honoré
par cette confiance. Après m’avoir expliqué qu’il suffisait de lui
donner un tout petit peu à manger tous les trois jours et de changer
l’eau du bocal de temps en temps, quand elle commencerait à
devenir trouble, elle m’a révélé que son retour était programmé
dans trois semaines. Voilà. Elle n’a rien rajouté de plus. Moi non
plus. Et ma porte s’est refermée. Et je suis resté un moment devant
à songer. Putain ! Trois semaines sans la voir… J’allais devenir fou…
Allait-elle voir de la famille ? Partait-elle avec son ex ? Mais ça ne te
regarde pas, bon sang ! Je sais bien, mais c’était juste histoire de
discuter. Heureusement que ton éducation t’a retenu de lui
demander où elle partait en vacances. Oui, mais j’aimerais bien le
savoir. Á la mer ? Mais oui ! Bien sûr… Elle aime prendre des bains
de soleil… Ah, je la vois déjà allongée sur le sable, à demi nue… ça y
est, j’ai un début d’érection… Je te signale que tu es en train de
regarder une porte en bois. Je sais, mais je bande juste à l’idée de
l’imaginer se baladant sur la plage en monokini… Eh bien pense à
autre chose. Impossible. Quand je pense que des tas de connards
vont la reluquer alors qu’ils ne méritent pas ce merveilleux
spectacle… J’en suis malade de jalousie… Dire que moi, son fan
numéro un, je n’ai droit qu’à des miettes… Arrête. Tu es en train de
te faire du mal. J’peux pas. Et puis elle va peut-être se faire
draguer… Je la vois déjà sourire aux hommes qui lui plaisent… Et
alors ? C’est son droit, non ? Oui, mais je l’entends déjà plaisanter
avec des serveurs saisonniers venus en bord de mer pour se faire du
fric et se taper des nanas… C’est leur droit, non ? Oui, mais c’est des
cons ! Ils vont la faire souffrir…Tu la prends pour une petite fille ?
Bien sûr que non… Mais j’y pense ! Elle ne sera pas si disponible que
ça puisque sa fille ne va pas la lâcher. Bien sûr, grand naïf. Oui, mais
si elle trouve une baby-sitter pour la nuit… Il suffit d’une nuit pour…
Arrête ! Tu te fais du mal. Et puis, peut-être qu’elle part en vacances
avec l’ex… J’ai cessé de regarder ma porte en bois et je suis allé
noter sur un post-it :
Jeudi soir, ma voisine m’apporte son poisson
Je ne risquais pas d’oublier, mais ça me faisait du bien de l’écrire.
Ainsi ma voisine partait en vacances et me confiait son poisson pour
que je le mate en pensant à elle. Sûr ! Alors je me suis demandé si
en observant ce poisson j’allais finir par voir le cul de ma voisine.
Peut-on apprivoiser un poisson ? Tu poses de ces questions,
parfois… Ben quoi ? Si j’arrivais à lui apprendre quelques pirouettes,
à son retour, ma voisine serait bien surprise de voir son poisson
danser pour elle. Est-ce qu’un poisson de bocal produit des sons ?
Pourquoi ? Tu veux lui apprendre une chanson ? Bonne idée !
Pourquoi ma voisine n’a-t-elle pas un perroquet au lieu d’un
poisson ? Tu lui apprendrais la chanson qu’elle t’a inspirée ? Non. Je
lui apprendrais à dire quel beau cul vous avez-là, madame ! Mais
voyons, un perroquet est incapable de faire ce genre de phrases.
Ah bon ? Il ne saurait dire que beau cul ! Voisine ! Beau cul !
Voisine ! Oui, bon. Tu as raison. C’est con, un perroquet… Et c’est
plus bavard qu’un poisson. Moi qui aime le silence…
Le soir, je me suis mis un CD de B.B. King pour m’endormir.
J’imaginais ma voisine en monokini, jouant avec les vagues,
s’enduisant la peau de crème solaire avant de s’allonger sur la plage
pour s’offrir au soleil, d’abord sur le ventre, puis sur le dos, les yeux
fermés, sensuelle et désirable… Et j’ai eu une érection. Mais trop
fatigué pour me masturber, j’ai pensé de plus en plus vaguement à
elle et j’ai fini par m’endormir.
Immobile et nu dans ma cuisine. Je regarde le bocal du poisson en
m’inquiétant de la saleté de l’eau et en me demandant si elle est
assez sale pour que je la change. Je sais bien que c’est ridicule de
penser à une chose pareille alors qu’il est quatre heures du matin.
Néanmoins j’attends la réponse du poisson avant d’aller me
recoucher. Lui seul peut me dire si l’eau est assez sale. Je sais
pourtant qu’il ne veut pas me parler afin de m’empêcher de dormir.
Il veut que je reste là. Comme d’habitude. Le regardant tourner dans
son bocal. Mais la patience me quitte. Je lui dis qu’il n’y a rien
d’excitant à regarder un poisson faire des ronds dans son petit bocal.
Il continue de m’ignorer. Alors je plonge brusquement dans le bocal
en fermant les yeux et la bouche à cause de la saleté de l’eau. Je
nage longtemps. Longtemps mais mal car je ne sais pas nager. Au
bout d’un moment, je suis forcé d’ouvrir les yeux pour m’orienter. Et
je vois le poisson à quelques mètres de moi. Tournoyant dans
d’obscures profondeurs. Malgré mon envie de remonter à la surface
et d’en finir avec ce cauchemar, un courant m’entraîne encore un
peu plus vers les tréfonds. Je me retrouve bientôt derrière le
poisson. Sentant ma présence, il effectue une pirouette et me fonce
dans la bouche. Une envie de vomir m’envahit. Mais je ne peux pas
utiliser mes mains pour m’en débarrasser sous peine de couler
définitivement. Je n’ose pas le mordre car j’ai peur de faire gicler du
sang dans ma bouche. J’essaie seulement de le repousser de la
langue alors qu’il cherche à s’infiltrer dans mon œsophage. L’air
vient à me manquer. Je tousse. Finalement le poisson est éjecté. Et
le bocal se brise à terre. Le poisson frétille dans tous les sens, se
tordant sur son flanc, sursautant, donnant des coups de queue et de
tête contre le sol. Je le prends avec précaution dans ma main pour le
plonger dans l’évier transparent rempli d’une vaste étendue d’eau
bleue. Il se met à nager à toute vitesse dans tous les sens. Ce n’est
pas son élément. Il a peur. Mais je ne fais rien pour l’aider car je dois
l’observer. C’est mon travail. On ne peut pas m’accuser de cruauté.
C’est pour la science. Soudain ses yeux jaillissent de ses orbites et
sont aspirés par le siphon transparent de l’évier. Le liquide devient
rouge. Ensuite, je vois un trou noir qui absorbe tout. Moi y compris.
Le poisson nage tranquillement dans son bocal. Il n’est pas aveugle ?
Penché au-dessus, j’essaie de lui apprendre à dire beau cul. Je lui
demande de répéter après moi : beau cul… En le regardant plus
attentivement, je me rends compte qu’il a deux minuscules caméras
à la place des yeux. Je comprends alors que c’est un piège. Ma
voisine a trouvé un artifice pour me surveiller à distance. Le poisson
au bocal est un poisson espion. Je me sens mal à l’aise. Tous mes
gestes sont observés par ce poisson qui ne me lâche pas des
caméras. Je me sens comme un comédien surpris la bouche ouverte
dans son monologue principal par un trou de mémoire devant une
salle pleine de spectateurs. Ils sont tous suspendus au bout de mes
lèvres. Ils attendent et deviennent impatients. Alors je tourne en
rond. De plus en plus vite. En faisant des cercles de plus en plus
vastes. Gesticulant et poussant des borborygmes pour détourner
leur attention. J’entends les spectateurs s’agiter, se plaindre, siffler,
huer, crier remboursez ! Ils se lèvent et quittent la salle. Et puis le
silence. Enfin. Dans la salle vide, une ombre que je n’ai pas trop de
mal à reconnaître se profile lentement vers moi. Et je me dis que ce
satané poisson ne me lâchera jamais. Qu’il va me poursuivre jusque
dans ma tombe. Alors je plonge dans le trou du souffleur en
poussant un cri effroyable. Un long tunnel sombre… Ça
tourbillonne… Ça n’en finit plus… Et puis le souffle du vent. Une
chaleur humide. Et je me suis réveillé en sueur. La bouche sèche. Il
était cinq heures du matin. Je suis descendu dans la cuisine pour
boire une longue gorgée d’eau minérale sortie du réfrigérateur. Et
puis je suis remonté me coucher.
{...}
En fin d’après midi, alors que je buvais un verre d’eau devant l’évier,
la porte de chez ma voisine s’est ouverte. La fillette a jailli dans la
cour, suivie de sa maman, qui tenait à la main une craie blanche. Elle
portait un t-shirt moulant kaki à même ses petits seins altiers et une
jupe verte fendue sur le devant. Elle a dessiné sur le sol les cases
d’une marelle en expliquant à la petite comment y jouer. J’étais
immobile derrière le rideau de la fenêtre entrouverte. Le cœur
bolide et les jambes flageolantes à l’idée de ce qui allait arriver. Je le
présageais. Il n’y avait aucun doute là-dessus. Il me fallait juste
attendre le moment. Ma voisine faisait durer l’envie. Tout d’abord en
se penchant en avant, de côté, puis de dos, prenant le temps de
tracer les traits des cases, se redressant pour juger de l’effet obtenu.
Ensuite elle s’est tournée vers moi pour inscrire les chiffres. Juste à
trois mètres de ma fenêtre. Elle a fléchi les jambes, descendant sa
taille jusqu’à ce que l’horizon de ses fesses rase le sol, puis elle a pris
son temps en écartant ses cuisses pour se déplacer de la terre
jusqu’au ciel. Et j’ai vu le museau de sa culotte blanche. Et j’étais
heureux… C’est con. Je sais. Mais le temps passe vite. Ma voisine
s’est relevée au bout de quelques secondes. Elles ont commencé à
jouer, poussant à cloche pieds une pierre dans les cases
numérotées, jusqu’à l’étage suivant, puis sautant par-dessus la
pierre avant de la ramasser, ou quelque chose dans le genre. Car je
ne savais plus vraiment tant mon regard se concentrait sur le corps
de ma voisine qui sautillait de case en case. Ses petits seins moulés
dans le t-shirt sursautaient en un mouvement élastique. Jusqu’au
paradis… J’avais très envie de jouer à la marelle avec la maman.
Mais la fillette aurait certainement été jalouse. Il faut parfois savoir
laisser une fille jouer avec sa mère. Ne pas les déranger. Ne pas
s’immiscer dans leur relation. Les laisser entre femmes. Oui, ce sont
des moments d’échanges intimes nécessaires pour le bon
développement du lien familial. Une dizaine de minutes plus tard, la
maman a dit allez, on arrête. Á table ! Et elles sont rentrées. La
porte s’est refermée brutalement. Mon cœur a tressauté de douleur.
Oui, la vie passe vite. Et je suis si immobile que je vieillirais sur place.
Jeudi soir. Toc ! toc ! toc ! à ma porte. Je me suis précipité dans les
escaliers. Ouverture : ma voisine, tout sourire, tenait le bocal dans
ses mains. Et la fillette me tendait une boîte cylindrique contenant
l’alimentation du poisson. Je les ai invitées à entrer, mais j’ai laissé la
porte ouverte pour que ma voisine ne se sente pas oppressée. Ça
me faisait tout drôle de la voir chez moi. Elle portait mon jean
préféré et un t-shirt blanc à même ses petits seins. Mon sang
accélérait vers un point précis de mon anatomie. C’était une
sensation si agréable que je me laissais faire. Quand elle m’a
demandé où poser le bocal, je lui ai timidement suggéré de le garder
entre les mains pour que je lui fasse des chatouilles. Oui ! J’ai osé !
Elle a regardé sa fille et toutes les deux ont ri. La petite s’est collée à
sa mère, qui attendait toujours avec le bocal dans les mains. Ça
devait peser, ce machin-là. Surtout ne pas faire durer ce genre de
plaisanterie…
- Vous n’avez qu’à le poser là, sur la commode. En face de la fenêtre
pour qu’il puisse profiter pleinement du jour.
- Vous lui donnez juste quelques pétales deux ou trois fois par
semaine, mais pas plus, d’accord ?
- Bon. Et pour changer l’eau, j’attends de ne plus voir le poisson…
Non, je plaisante…
- Oh, vous savez, ça m’est déjà arrivé d’attendre que l’eau soit
vraiment sale pour la changer. Il a l’habitude.
- Comment il s’appelle ?
- Poisson ! s’est exclamée la fillette.
- Euh, Moby Dick, a dit ma voisine, en rigolant.
- Il ne s’ennuie pas, tout seul ?
- C’est une fille ! a corrigé la gamine.
- Oui, le mâle est mort la semaine dernière, a précisé la maman.
- Le bien l’emporte toujours, ai-je conclu.
Ma voisine ma regardé sans comprendre l’allusion. J’ai rajouté que
j’espérais lui rendre son poisson vivant. Elle m’a répondu de ne pas
m’en faire, que ce n’était pas grave s’il mourait. Et puis elle a fait une
moue charmante, tandis que sa fille me regardait avec son drôle
d’air. Un silence gênant s’est installé. Je cherchais à toute vitesse
quelque chose d’intéressant à dire pour continuer à discuter avec
elle, car s’était l’occasion rêvée d’aller plus loin. Mais je ne trouvais
rien. Je me contentais de la manger des yeux. Je détaillais les siens,
puis sa bouche, puis de nouveau son regard, qui s’enfonçait sans
aucune pudeur dans le mien. Tu es si jolie, si désirable, et je te
désire comme un fou, lui disais-je en pensée. Je suis sûr qu’elle
entendait… Son regard ne me lâchait pas. Et puis des voix se sont
faufilées dans l’impasse, brisant la magie silencieuse de ces instants
d’intimité. La petite est allée voir à la porte. La maman m’a remercié
et l’a suivie lentement. Je lui ai emboîté le pas tandis que mes yeux
dévoraient son fessier qu’elle balançait nonchalamment pour mon
plus grand bonheur. Je leur ai souhaité de bonnes vacances et elles
sont parties. Encore une fois, la vie venait de se dérouler trop vite
devant moi. Je n’avais pas eu le temps d’intervenir. J’étais resté là
sans bouger, muet et hypersensible. Spectateur docile et impuissant.
Tu n’as rien raté du tout. Si elle avait voulu discuter plus longtemps,
elle ne serait pas partie si vite. Mais ça n’a fait qu’ajouter à mon
désespoir. Pourquoi n’avait-elle pas eu envie de parler davantage ?
Je regardais le poisson rougeâtre tirant vers le jaune, doté d’une
grande queue transparente comme ses nageoires, qui tournait,
plongeait et remontait à la surface du bocal garni de pierres de
couleur rose. Comme ça doit être chiant d’être un poisson dans un
bocal, et de tourner en rond toute sa courte vie. L’effet loupe du
verre incurvé grossissait d’au moins trois fois la taille du poisson à
chacun de ses passages, et lorsqu’il s’immobilisait pour m’observer,
je me sentais mal à l’aise. D’autant plus qu’il ouvrait sans arrêt sa
bouche comme pour me dire des trucs que je ne pourrais jamais
comprendre. Ne t’inquiète pas. Un poisson, ça ne pense pas. Et
quand ça te regarde, c’est quand même moins gênant qu’un chien
ou un chat. J’étais d’accord, mais je suis quand même allé m’asseoir
sur le canapé pour éviter son regard d’abruti. Et j’ai songé à ma
voisine que je n’allais plus voir pendant trois semaines. Ça va être
long, très long, me disais-je. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire
pour m’occuper ? Mais il y a des tas de chose à faire, dans la vie, à
part mater ta voisine ! Et crois moi, ça te fera des vacances. Tu n’en
as pas assez de passer ta vie derrière tes fenêtres ? De perdre ton
temps bêtement ? Tu ne sens pas que ton comportement est en
train de devenir pathologique ? Reviens à la raison. Et fais ce que tu
dois faire. Pourquoi ne pas travailler sérieusement sur ce roman, par
exemple ? Que cette histoire débile serve au moins à quelque chose.
Je n’avais pas envie de travailler sur ce roman. Je pensais au départ
de ma voisine et ça me rendait triste. Dans deux ou trois jours, ça
sera plus facile. Quand elle sera vraiment partie, ça me fera peut-
être du bien d’écrire sur elle.
{...}
Le mois s’écoulait rapidement. Je passais essentiellement mes
journées à travailler sur mon roman. J’étais étonné et fier de sentir à
quel point je restais indifférent à l’absence de ma voisine. De voir
comment j’écrivais d’une manière détachée, presque froide, sur un
sujet qui pourtant touchait exclusivement à cette relation singulière
qui s’était installée entre nous. Elle était partie depuis dix-neuf jours
et je tenais toujours le coup, pensant à elle comme à un personnage
de roman. Ni plus ni moins. Et je me sentais même capable de
passer à autre chose. Vivre, enfin…
Ce jour-là, vers treize heures, après avoir écrit laborieusement un
court chapitre, je suis descendu prendre mon déjeuner. Devant la
porte d’entrée, sur le carrelage, j’ai avisé une carte postale. Ma
voisine, qui passait ses vacances dans une île explosive, m’avait écrit
quelques lignes :
Une pensée pour le maître-nageur de Moby Dick
La voisine
Le coup était trop fort. Je l’ai accusé en m’asseyant une minute sur le
canapé. D’abord, j’ai rigolé comme une baleine car le clin d’œil était
plutôt drôle. Ensuite j’ai lu et relu ses mots tracés de sa petite main
amicale, tandis que mon cœur s’accélérait et qu’un sourire idiot se
dessinait sur mon visage. Elle ne m’oubliait pas. Ma voisine, en
vacances avec le géniteur et leur fille au bord de la mer, dans un
paysage de rêve, pensait à moi… Que penser ? Simple politesse de
voisinage, parce que tu lui gardes son poisson. Peut-être bien, mais
je trouvais pourtant ces mots ambigus. Comme s’ils cachaient un
message destiné à ma seule faculté de compréhension. Tu
recommences à délirer, là… Quoi ? Je me demande simplement si le
géniteur était près de ma voisine, lorsqu’elle m’a écrit. Qu’est-ce que
ça peut te faire ? Je voudrais juste savoir si elle m’a écrit en cachette
ou bien… Mais que tu es compliqué, bon sang ! Ils étaient sans
doute sortis en famille, et elle a profité qu’il soit parti acheter une
glace à sa fille pour… Arrête ! Tu réagis comme si vous étiez amants
et qu’elle était une femme se livrant à l’adultère. Mais c’est tout à
fait ça ! C’est une relation adultérine n’impliquant que les yeux, en
quelque sorte. C’est ridicule. Pas tant que ça. Elle offre son corps à
mon regard. L’intention y est. Ben voyons, et ton imagination fait le
reste…
En tous cas, cette carte postale m’avait mis d’excellente humeur. Je
l’ai relue en déjeunant, puis je suis allé la ranger dans une boîte en
fer prévue à cet effet. J’étais rempli de désirs. La voir, c’était pour
l’instant impossible. Il ne me restait donc qu’à écrire sur elle, sur
moi, sur nous. Après m’être brossé les dents, je me suis installé
devant mon cahier à textes. Mais au lieu de travailler à mon roman,
j’ai laissé mon esprit divaguer quelques minutes. J’imaginais ma
voisine en monokini, allongée sur une plage déserte. Je me voyais
déjà lui faisant l’amour tandis que les vagues salées m’irritaient le
pénis. Non ! Pas bon, ça… Baiser sur la plage, d’accord, mais sur une
serviette… J’essayais de me remémorer le corps de ma voisine lors
de ses différentes apparitions. Un début d’érection taquinait mon
caleçon. C’est vrai qu’elle m’avait beaucoup donné à voir… Mais ce
n’était pas la seule femme qui m’avait réjouit d’apparitions
érotiques. Etais-je l’élu des yeux ?
{...}
J’ai travaillé toute la semaine sur la commande sans réellement
parvenir à établir une liste exhaustive des possibilités/probabilités
sémantiques. Mais j’avais noirci pas mal de pages de mon cahier à
texte et enregistré une heure de sonorités musicales sur mon
dictaphone. J’avais également nourri mon inspiration en écoutant
les suites pour violoncelle seul de Bach, interprété par l’excellent
Yo-Yo Ma, mais aussi Satie, Bartok et Schoenberg. Ensuite je me suis
aéré l’esprit durant trois jours : balades en ville la journée, sorties du
soir au cinéma. J’ai même poussé le professionnalisme en assistant à
un spectacle de danse contemporaine qui m’a rempli d’un
vide consternant : une jeune et jolie femme, seule et nue, évoluant
mollement sous une lumière crue dans un décor de polystyrène
évoquant des tranches de gruyère, s’entourait lentement le corps
avec des rouleaux de papiers blanc tandis qu’une musique
électronique diffusait des pulsassions cardiaques. Á peine
transformée en momie, voilà qu’elle s’est mise à défaire lentement
ses bandages tandis que la lumière déclinait progressivement, et le
spectacle s’est achevé dans le noir par un cri suraigu d’autant plus
désagréable que prolongé. Je n’ai rien compris et je me suis ennuyé.
Je suis retourné chez moi avec l’angoisse aux trousses. Est-ce que
j’étais capable d’écrire quelque chose d’aussi… contemporain ?
{...}
La belle chorégraphe habitait un grand appartement aux meubles et
aux décors contemporains, doté d’une terrasse avec vue sur la
Garonne, au dernier étage d’un immeuble moderne. Elle m’a
accueilli pieds nus et cheveux défaits, avec un sourire engageant
dans sa grande bouche sensuelle, ses yeux précieux fourrés dans les
miens. J’en avais des frissons de plaisir sur tout le corps. Elle était
vêtue d’une longue robe blanche à bretelles sous laquelle pointaient
impudiquement des mamelons bien protubérants par rapport à ses
petits seins. L’effet était garanti… J’en ai bafouillé quelques secondes
alors qu’elle m’invitait à m’asseoir dans un canapé en cuir rouge. Elle
m’a demandé si je voulais boire quelque chose. J’ai dit pourquoi pas.
Sans chercher à savoir ce que je désirai, elle nous a servi d’autorité
une vodka glacée, puis, retroussant sa robe à mi-cuisses, elle s’est
installée face à moi, sur un fauteuil de la même famille que le
canapé. Je ne pouvais pas m’empêcher de jeter des regards sur la
blancheur de ses jambes musclées, qu’elle avait pudiquement
repliées, tandis que je lui exposais d’une voix émue ma trouvaille.
Elle m’écoutait attentivement, les yeux enfoncés dans les miens, et
m’adressait parfois des sourires enthousiastes. Mon travail
l’emballait. Nous avons échangé des points de vue sur les thèmes
principaux qu’elle envisageait de mettre en forme. Il ne devait pas
être loin de minuit lorsque, après quelques verres de vodka, elle m’a
proposé de tenter une improvisation sur ce que nous venions de
développer. Je me suis fait prier dix secondes pour la forme et, bien
qu’étant un piètre danseur à la souplesse paresseuse, je me suis
lancé, porté par ses encouragements tendres et hilares.
J’aime les femmes qui savent ce qu’elles veulent et qui savent le dire
ou tout au moins le faire comprendre. Nous avons expérimenté
diverses possibilités. Il faut bien sentir le truc, qu’elle me répétait,
faut pas se planter sur ce genre de choses, car on peut vite être
taxés de vulgaires pornographes, et le spectacle peut passer pour
racoleur en ces temps où le sexe est de plus en plus à la mode. Et
puis, tu comprends, je joue ma réputation, avait-elle rajouté. Non, je
ne comprenais pas. J’étais loin de tout ça : la réputation, la
reconnaissance… J’imaginais naïvement que l’art se faisait sans
réputation et se moquait de la renommée. Mais je n’ai pas cherché à
discuter car la chorégraphe était vraiment très souple, j’aimais ses
improvisations, et ça faisait trop longtemps que je n’avais pas touché
une femme d’expérience qui en voulait autant. La nuit a été courte.
Et le lendemain matin, nous avons remis ça, puis nous avons pris un
brunch qui a de nouveau stimulé notre relation pour une dernière
séance avant de se quitter.
La chorégraphe me conviait parfois aux répétitions de la troupe, qui
se terminaient souvent par un repas en tête à tête chez elle. Cela a
duré un mois. Un mois de bonheur. J’en oubliais complètement ma
voisine, sans culpabiliser pour autant. Après tout, vu l’état de nos
relations, ça ne pouvait pas être de l’infidélité. Et comme je ne
perdais plus mon temps à la mater, je travaillais avec sérénité sur
mon roman.
Après avoir présenté son spectacle dans son lieu de création, la
compagnie (trois danseurs et trois danseuses) s’en est allée sur les
routes de France et je n’ai plu eu de nouvelles de ma longue rousse
au corps si souple pendant un bon bout de temps. Mais je ne lui en
ai pas tenu rigueur, car c’était prévu. Nous avions déjà mis au point
notre relation. Cette femme, professionnelle jusqu’au bout des
orteils, artiste sensible mais technicienne rigoureuse, pensait à
tout : introduction, développement et fin…
Sixième année
Lire est un excellent moyen d’apprendre le monde ou bien de
l’oublier. J’ai passé trois jours à lire Tortilla Flat, de Steinbeck. Mais le
livre terminé, la réalité a de nouveau pris le dessus. Et ma voisine est
aussitôt revenue hanter ma mémoire. Il me fallait agir vite. Je devais
me reprendre en main et faire quelque chose de sensé de ma vie. Je
ne pouvais pas continuer à perdre mon temps à rêver tout éveillé, à
fantasmer dans mon coin, loin des autres êtres vivant. Loin du
monde. D’abord, plus par symbole que par excitation, je me suis
masturbé une bonne fois pour toutes en pensant très fort à ma
voisine et à tous les moments de bonheur qu’elle a daignée
accorder à mes timides prunelles. Ensuite j’ai mis un CD d’Albert
Collins, le temps de manger un morceau et de me préparer. Et je suis
sorti faire un tour en ville.
Ça faisait longtemps que je n’étais pas allé voir un groupe jouer sur
scène, tout en balayant le bar du regard à la recherche de jolies
femmes disponibles. Ce soir-là, j’ai opté pour un café-concert que je
fréquentais parfois. Le patron avait un bon goût musical et
généralement invitait des groupes de bonne qualité. Je suis arrivé au
début du deuxième set. Un trio énergique distillait un blues-rock
assez classique, sans trouvailles de mises en places ni
transcendances d’interprétations, mais l’ensemble était agréable à
écouter. Le public était composé majoritairement d’hommes.
Quelques couples, une bande de joyeuses copines et quatre femmes
seules agrémentaient le taux de testostérone ambiant. Devant moi,
une blonde aux cheveux longs s’était mise au tempo du groupe pour
se déhancher ostensiblement. Elle tenait un verre de bière dans une
main et une cigarette dans l’autre. De temps en temps, elle fermait
les yeux en renversant la tête et en souriant béatement. Le plaisir
que je prenais à voir frétiller ce corps bien fait juste à quelques
centimètres de mes genoux était contrarié par l’attention qu’il me
fallait soutenir afin d’éviter la brûlure de sa cigarette quand cette
inconsciente balançait son bras vers l’arrière. Mais je n’avais pas
l’intention de me déplacer pour autant. D’abord parce que je ne
pouvais pas le faire sans me lever. Les tabourets du bar étaient fixés
au sol, et je n’envisageais pas de passer la soirée debout. Ensuite
parce que j’étais persuadé que ce joli cul devant moi, à force de
bouger, finirait bien par se rapprocher et frôler mes genoux. Je
maintenais donc un œil sur le groupe, tandis que l’autre oscillait
entre le festif fessier et l’incandescente cigarette. Je pensais que le
danger viendrait du feu. Je me trompais. La blonde s’est retournée
brusquement pour je ne sais qu’elle raison. En butant sur mes
genoux, elle a renversé son verre à moitié plein sur mes cuisses. Ce
n’était pas du tout le genre de contact que j’attendais… Elle s’est
excusée en m’adressant un sourire grisé et grisant, tout en posant le
verre vide sur le comptoir et une main sur mon genou. Celle qui
tenait la cigarette… Quelques cendres sont tombées sur mon jean
taché de bière. Elle ne s’en est pas aperçue. Ça commençait très
mal. Mais cette femme, qui devait avoir une quarantaine d’années,
me plaisait de dos comme de face et j’étais prêt à lui pardonner tout
ce qu’elle pouvait encore me faire sous l’emprise de l’alcool. Je lui ai
dit que ce n’était pas grave. Elle m’a proposé de m’offrir un verre
pour se faire pardonner.
Je lui ai demandé si c’était sa technique de drague. Elle a ricané pour
toute réponse, plongeant ses beaux yeux sombres et troubles dans
les miens, puis a écrasé sa cigarette du bout de ses bottes. J’ai fait
mine de me lever pour lui laisser la place. Elle a posé une main sur
ma cuisse en faisant un signe négatif de la tête. Ça m’a excité illico.
Elle s’est serrée contre moi pour me chuchoter à l’oreille que j’étais
bien élevé et mignon. On ne pouvait pas être plus direct. Dans ce
genre de situation, j’ai déjà vu des mâles perdre tous sens des
convenances et tenter de consommer sur place. Mais ma prude
dignité me gardait de ce genre de laisser aller. Bien que flatté par
cette déclaration, je n’oubliais pas qu’elle avait pu être motivée par
l’ivresse. Aussi j’essayais de me contenir tout en lui retournant le
compliment sur sa plastique.
Sans plus nous occuper du groupe, nous avons engagé une
conversation de bouche à oreille, ses lèvres effleurant parfois le lobe
de la mienne. Je n’étais plus que braise soumise aux variations de
son souffle. Et ma bûche attendait la flamme pour s’embraser.
L’ivresse de ma pyromane la pressait contre mon corps inflammable.
Seins frôlant mon bras. Ventre frottant ma cuisse. Est-ce qu’elle s’en
rendait compte ? Le faisait-elle exprès ? En tout cas, cette technique
a rapidement transformé mon rondin en totem. Troublé par
l’excitation sexuelle, gêné par les décibels du groupe, j’avais du mal à
suivre ce qu’elle me racontait, d’autant plus qu’elle avalait parfois
ses mots tant sa langue était maladroite. Au bout d’un moment,
comme je ne relançais plus la conversation, elle m’a demandé si je
m’ennuyais. J’ai répondu oui. Elle m’a regardé longuement, comme
si elle réfléchissait, puis a voulu savoir si elle en était la cause. Je l’ai
rassurée : Non, tu as une conversation agréable et tu es une femme
désirable, mais ces mots que tu déverses infatigablement dans mon
oreille, et dont je ne saisi pas tout le sens à cause de la musique, me
distraient de mon désir profond, celui de te faire l’amour. Et puis je
me suis excusé de cette franchise. D’abord elle a ri aux éclats en
penchant la tête en arrière, puis elle m’a coincé le visage entre ses
mains et m’a embrassé sauvagement. Sa langue, si maladroite avec
des mots, est soudain devenue dans ma bouche habile et puissante.
J’ai dû la repousser afin de reprendre ma respiration. Et puis les
effusions en public, ce n’est pas trop mon genre, lui ai-je expliqué.
Elle a souri et m’a proposé de la ramener chez elle. J’ai une boîte de
préservatifs pas encore entamée, m’a-t-elle murmuré à l’oreille en
me la léchant furtivement, j’espère qu’ils seront à ta taille… Était-ce
une allusion naïve ou taquine ? Il valait mieux ne pas m’étendre sur
la question afin de ne pas stresser ma virilité. Pris de court par une
telle réflexion, je me suis donc contenté d’adresser à ma blonde
amazone un grand sourire qui se voulait coquin.
La nuit était belle car j’étais bien accompagné. Nous avons marché
une dizaine de minutes avec quelques haltes pour échanger de
fougueux baisers et des caresses osées dans les coins sombres. Une
fois dans son appartement, elle m’a directement entraîné dans sa
chambre. Et nous nous sommes rapidement retrouvés nus sur son lit
pour un corps à corps fiévreux et dénué de paroles sensées.
Halètements et soupirs de plaisir élaboraient notre communication
vocale. Á la fin de cette première séance, comme nous étions tous
deux contents de notre prestation, mais pas encore rassasiés, nous
avons attendu que j’en sois capable pour recommencer plus
calmement, plus lentement, plus longuement et, si je puis dire, plus
techniquement. Nous avons ainsi fait l’amour à répétition car c’était
à chaque fois meilleur. Et puis le sommeil a fini par nous emporter.
{...}
Le printemps s’achevait. La fille de ma voisine s’était transformée en
une adorable fillette âgée de six ans. Longs cheveux blonds, et deux
grands yeux beiges qui s’accaparaient le moindre recoin du monde.
Toujours de bonne humeur. Son sourire éclairait le jour presque
autant que l’astre solaire. Jouant dans la cour, il lui arrivait même de
rire toute seule en se racontant des trucs incompréhensibles pour
l’esprit renfermé d’un adulte. La fillette était allergique au pollen et
cela me chagrinait énormément. La pauvre me donnait envie de la
consoler. Je ressentais le besoin de la prendre dans mes bras et de
souffler sur sa frange en lui faisant des bisous derrière les oreilles.
De lui dire d’avoir du courage car ce n’était qu’un mauvais moment à
passer. Et qu’elle avait une maman formidable qui allait bien la
soigner. Mais au bout d’un moment, ce n’étais plus la gamine que je
tenais dans mes bras. La mère prenait immanquablement sa place.
Alors j’ouvrais les yeux pour que cessent ces délires, et je me disais
qu’il me faudrait bien un jour affronter ma timidité où me contenter
de fantasmes. Il fallait tenter d’engager une vraie conversation avec
ma voisine. Donner le pouvoir à ma voix, à mes mots, à ma pensée.
Une fin de matinée de juin. La machine à laver le linge entamait son
cycle d’essorage en émettant le son caractéristique d’un avion qui
décolle ou atterrit. Malgré ce bruit assourdissant je restais dans la
cuisine, occupé à faire briller l’évier, car la fille de ma voisine jouait à
la marelle dans la cour, et donc la porte d’entrée de leur
appartement était restée ouverte. La maman effectuait des allées et
venues dans son jardin et parfois s’immobilisait juste en face de ma
fenêtre. J’étais persuadé qu’elle le faisait exprès pour me donner du
bonheur. En tous cas, j’en profitais pour l’observer avec
gourmandise, d’autant plus qu’elle portait son t-shirt mauve délavé
qui lui arrivait à mi-cuisses. Finalement, la fillette s’est approchée de
ma fenêtre dont un battant était largement ouvert. Son front arrivait
tout juste à la hauteur du rebord. La gamine se hissait tant bien que
mal sur la pointe des pieds pour tenter de voir quelque chose. Ce
qui m’a déclenché un fou rire idiot, comme tous les fous rires.
Aussitôt la fillette m’a éclaboussé de son petit rire cristallin. Et mon
fou rire est peu à peu devenu tendre rire. Je songeais que ce bout de
femme grandirait bien trop vite. Aussi, par transmission de pensée,
je lui ai suggéré de ne pas changer en vieillissant. De continuer
d’être gaie et de rire à la moindre occasion et sans retenue, car non
seulement, par ce simple réflexe, elle mettra tous les hommes (et
toutes les femmes) à ses pieds, mais en plus ça ne pourra lui
apporter que du bien être.
- Alors, fillette, comment vas-tu ? ai-je demandé, toujours en
rigolant.
- Ça va. Pourquoi tu rigoles ?
- Parce que je suis content.
- Pourquoi tu es content ?
- Parce que le soleil brille et que les petites filles sont jolies.
Elle a eu comme un silence de timidité, souriant de toutes ses dents
(moins deux). Puis, prenant un air sérieux, elle a demandé :
- Si le soleil brille pas, les petites filles ne sont plus jolies ?
Cette question m’a laissé un instant sans voix. Parfois, les enfants
ont des fulgurances philosophiques incroyables. Mais je me suis
repris aussi vite que j’ai pu :
- Non. Les petites filles n’ont pas besoin du soleil pour être jolies.
Cette réponse avait l’air de la satisfaire, et j’en étais tout fier. Mais
mon contentement n’a pas duré. En jetant un œil furtif par-dessus la
gamine, j’ai aperçu son géniteur qui passait la tondeuse à gazon.
Mon cœur sauvage a fait un bond dans sa cage. Je ne savais pas que
l’autre était chez elle. Et le voir ainsi s’occuper du jardin de ma
voisine sur les coups de onze heures du matin, alors que le portail
ne s’était pas ouvert depuis mon réveil, ça impliquait qu’il soit arrivé
avant neuf heures, ou bien qu’il ait dormi chez elle. Et ça, c’était
douloureux à imaginer.
La fillette s’en est retournée jouer avec ses craies. Pourtant, j’aurais
bien voulu discuter un moment avec elle, et trouver ainsi un peu de
réconfort. Oui, ils forment une famille formidable. Ta gueule ! Je n’ai
pas besoin de commentaires. La mère est sortie dans la cour,
portant des sacs poubelles, certainement remplis de gazon. J’ai
bêtement reculé d’un bond et me suis réfugié dans un coin de la
cuisine. Décidément, j’avais un complexe de culpabilité.
{...}
Les habitudes étaient sur leurs rails. Le dernier soir de juillet, j’ai
reçu une nouvelle fois la visite de ma voisine. Elle portait une jupe
courte et serrée ainsi qu’un t-shirt qui moulait ses petits seins –
évidemment, toujours sans soutien-gorge… J’en louchais de plaisir.
S’en rendait-elle compte ? Oui, j’en suis sûr. Et ça ne la dérangeait
pas du tout. Au contraire. Ça la faisait sourire tandis qu’elle me fixait
bien au fond des yeux. Coquine, va… Cette année encore, elle venait
me demander si je pouvais lui garder son poisson pendant ses
vacances. (Je supposais qu’elle partait avec son ex, qui, depuis
quelques mois, l’était de moins en moins…) Mais bien sûr, pas de
problème, ai-je répondu avec un grand sourire de connivence. Mais
je me disais que j’aurais préféré quelque chose de plus intime afin
de penser à elle de plus près. Évidement, je suppose que tu songes à
quelque chose de très personnel comme une petite culotte, hein ?
Et alors ? Oh, rien… mais c’est un peu cliché, tu ne trouves pas ?
Mais je t’emmerde, moi !
- Vous partez de nouveau en Corse ?
- Oui oui, comme d’habitude.
- Au moins, vous êtes sûre d’avoir beau temps.
- Oui.
Je cherchais désespérément quelque chose d’intelligent à dire. Elle a
dû s’en douter, car elle s’est dépêchée de demander :
- Je peux vous l’apporter quand ?
- Quand vous voudrez.
- Nous partons en fin de semaine prochaine…
- Déjà… Ça m’avait échappé et je commençais à rougir de cet aveu
ingénu. Elle, ça la faisait sourire. Et j’en rougissais d’autant plus. Un
cercle infernal. Mais, en bonne chrétienne, elle décidait de ne pas
faire durer davantage mon embrasement facial. Aussi, elle précisa :
- Nous partons vendredi.
- Bon... C’est toujours Moby Dick ?
- Hihi ! Oui. Je peux vous l’apporter jeudi soir ?
C’était trop facile. J’en avais assez de toujours lui dire oui. De ne pas
savoir lui résister un tout petit peu. D’être toujours là quand elle
avait besoin de se faire mater ou de faire garder son poisson. Assez
d’attendre ses apparitions comme une vieille bigote, d’espérer son
amour comme un croyant, de la désirer comme un Saint-Graal. Alors
j’ai fait le difficile tout en me donnant un peu d’importance :
- Ah, mince… Jeudi soir, je ne serais pas là. Mais si vous pouvez me
l’apporter vendredi, juste avant de partir, je me débrouillerai pour
être là… Quel con ! ai-je pensé.
- D’accord. On s’en ira vers midi.
- Parfait. Je serais là.
- Bon, eh bien…
- Je vous souhaite de bonnes vacances.
- Merci. Au revoir.
Et la voilà qui repartait, balançant à mon intention son petit cul
enveloppé dans cette jupe au tissu si fin que je devinais la forme de
sa culotte… Ma voisine est rentrée chez elle. Mais j’étais toujours là.
La porte encore ouverte sur son absence. Á bander de douleur. Á
regarder le revêtement caillouteux de l’impasse. Dans laquelle je
m’étais engagé depuis maintenant six ans…
{...}
Vers la fin du mois, une joie enfantine m’avait submergé : ma voisine
était enfin rentrée de vacances. Toute bronzée. Toute souriante. Oh,
et si désirable… Elle était venue reprendre son poisson en
compagnie de sa fille, aussi hâlée que sa maman, presque aussi
jolie. Dans quelques années, elle sera aussi irrésistible. Je l’avais
remerciée de m’avoir envoyé une carte postale (écrite dans le même
esprit que la première) et elle m’avait rapporté un vin de Corse pour
la peine. Et puis elle était repartie aussi sec. Quelle frustration.
D’autant plus que je ne la voyais pratiquement plus faire le ménage.
Comment se débrouillait-elle ? J’avais beau guetter aux fenêtres, elle
ne s’y montrait plus que furtivement. Ça en devenait louche. Elle
m’a offert à deux reprises un plan culotte plutôt bâclé. Sans
vraiment insister. Presque sans plaisir. Par routine, par tendresse.
J’avais parfois l’impression qu’elle se forçait à se pencher en avant
parce qu’elle me trouvait sympathique. Ou bien pour me remercier
de lui avoir gardé son poisson. Ou pire, par charité chrétienne. Son
esprit semblait ailleurs. Son cœur aussi. Quelque chose en elle avait
changé. Il s’était certainement passé un évènement important. Son
futur-ex lui avait sans doute proposé de se remettre ensemble…
Ces dernières journées d’août étaient caniculaires. Ma voisine
baissait complètement les stores des fenêtres. Le spectacle n’avait
plus lieu. Ou bien laissait à désirer. Elle opérait ses entrées et sorties
plus discrètement qu’avant. Sans fermer bruyamment la porte
d’entrée, sans s’attarder dans la cour, même lorsqu’elle récupérait
son courrier. J’essayais de me convaincre que la chaleur était
responsable de ce comportement, mais je dormais mal rien que d’y
songer. Pour essayer de penser à autre chose, je m’étais plongé dans
la lecture de l’Aveuglement, un roman de José Saramago.
Un jour, je me suis rendu compte que je ne voyais plus sa fille. Peut-
être l’avait-elle emmenée chez ses parents jusqu’à la fin du mois…
Oui, mais pourquoi ? D’après toi, grand couillon ? Pour être
tranquille avec le géniteur, évidemment… C’est vrai que depuis leur
retour de vacances, il venait lui rendre visite tous les jours.
Quelquefois ils restaient toute une après-midi chez elle, alors je
n’osais pas imaginer ce qu’ils y faisaient, mais j’y songeais bien
malgré moi et c’était une souffrance. Parfois ils repartaient aussitôt
et les serviettes de plage qui dépassaient du panier en osier de ma
voisine m’indiquaient qu’ils allaient passer la journée à la piscine
municipale. Mais ça n’arrangeait pas ma douleur, car je songeais
déjà à tous ces hommes lubriques qui la reluquaient sans façon. Et
de près en plus ! Tandis que moi, je n’avais toujours eu droit qu’à des
miettes. J’étais un pauvre affamé d’amour vivant pourtant dans un
pays riche en belles femmes esseulées. Mais comment faisaient-ils,
les autres, pour se trouver la femme de leur vie ? Où la
rencontraient-ils ? Comment opéraient-ils pour la séduire ? Ils
avaient de la chance. C’est tout.
Jusqu’à présent, j’avais réussi à me persuader que le géniteur ne
restait pas dormir chez ma voisine. Ce qui soulageait légèrement
mes souffrances. Je me disais : ils baisent, peut-être, mais elle ne lui
pas demandé de s’installer dans son duplex, donc il me reste un tout
petit espoir de la séduire… de lui faire l’amour. Je m’accrochais
désespérément à l’éventualité qu’une femme libre et moderne peut
avoir au moins deux amants. Et tant pis si elle choisit de donner plus
à l’un qu’à l’autre. Je suis prêt à interpréter ce dernier. Je suis trop en
manque pour faire le difficile. Et j’ai l’habitude de vivre de peu…
Un matin, en entendant grincer un store, je me suis caché, tout
heureux et excité, derrière les rideaux de la fenêtre de ma chambre,
dont je venais juste d’ouvrir les volets, pour voir apparaître ma chère
voisine. Le grincement provenait de la chambre de la fillette. Le
store s’enroulait plus lentement que d’ordinaire, mais ça ne pouvait
pas être la gamine car elle n’était pas encore revenue. Peut-être que
le soleil avait voilé les lamelles… Á mesure qu’il remontait, je me
frottais les yeux, car je venais de me réveiller et ma vision était
troublée par le reflet du soleil sur la façade. Je découvrais des
cuisses bronzées mais un peu trop musclées, et… velues… Quelle
horreur ! Et quand j’ai aperçu ce petit truc qui pendouillait au milieu
d’une touffe de poils bruns, j’ai immédiatement fait un bond de
côté. J’étais profondément déçu. Et plutôt écœuré. Je jubilais de voir
enfin ma voisine nue, et… Malaise et désarroi… Bien fait pour toi !
Non, je ne méritais pas ça. Que je suis malheureux. Il n’y a vraiment
pas de quoi, allons. Tu es en train d’assister à une chose simple et
bien banale : un couple se retrouve : un couple se reforme. Rideau.
{...}
Septième année
L’été de cette septième année de voisinage s’est révélé décisif quant
à la conclusion de cette histoire. Mais pas du tout dans le sens où je
l’attendais.
Exceptionnellement cette année-là, ma voisine et le géniteur étaient
partis en vacances au mois de juillet. Elle n’était pas venue me
demander de garder le poisson rouge. J’en avais conclu qu’il était
peut-être mort. Elle m’avait quand même envoyé de Corse la carte
postale habituelle : la photographie d’une plage paradisiaque aux
pieds d’une falaise verdoyante, mais avec la mention une pensée
des voisins. Oui… Le géniteur s’était définitivement installé chez ma
voisine. Ainsi, malgré le fait qu’elle persévérait dans ses dons visuels
érotiques, mon plaisir était assombri par la présence constante de
l’officiel. D’autant qu’elle me donnait moins souvent qu’avant. Je
n’avais droit qu’à des miettes, jetées avec de plus en plus de distance
et avec de moins en moins d’enthousiasme. Résultat : je me sentais
de plus en plus frustré.
{...}
Assurément, le couple s’était reformé. Mais j’étais un homme
heureux car ma voisine continuait à offrir son corps à mes prunelles.
C’était la preuve qu’elle avait encore un peu d’affection pour moi.
Elle me restait fidèle à sa façon. Et peu m’importait que le géniteur
lui fasse l’amour. Il en avait le droit, après tout. Il était le père de la
fillette. Ce qui signifiait qu’il avait couché avec ma voisine avant
moi… Mais qu’est-ce que tu racontes ! Tu délires ! Hélas, je sais bien
que je n’ai jamais couché avec ma voisine. C’est bien là la raison de
tous mes maux. Est-ce que seulement tu l’as eu, cette occasion,
hein ? Oui. J’y ai souvent réfléchi. J’ai fait la synthèse de tous les
signes visuels et lapsus produits par son inconscient, ou peut-être
même de façon consciente mais subtile, et j’en suis arrivé à la
modeste conclusion que si j’avais eu un peu de courage j’aurais pu
lui parler autrement, la séduire et lui faire l’amour, car à une
certaine période, elle en a eu envie. Ça se voyait dans sa façon de
me regarder. Dans ses sourires. Ça s’entendait dans ses bonjours
appuyés. Dans certains de ses propos. Ça sautait aux yeux à la
manière ostentatoire qu’elle avait de tendre son cul à mon désir lors
de ses fameux penchés en avant. De proposer son corps à mes
prunelles, tirant systématiquement partie de tous ses actes (en
particulier les ménagers) pour m’exciter, me donner envie d’elle.
Oui, je suis certain que si je n’étais pas resté paralysé par ma timidité
derrière mes rideaux, à la bader comme un puceau, si j’étais allé
plus loin que ces conversations ordinaires de voisinage, si je m’étais
comporté comme un homme normal, eh bien oui, j’aurais pu…
Puisque tu n’as pas été capable d’aborder ta voisine, puisque c’est
trop tard pour le faire, tu dois passer à autre chose. Oublie-là et laisse
le temps faire le reste. Il te faut commencer une vie en société et
mener une sexualité de couple. Tu as besoin de véritables relations
humaines. De revoir tes amis, par exemple. Je voudrais bien, mais ils
se font rares… Et alors, ils en sont d’autant plus précieux ! Et puis tu
devrais sortir plus souvent et pas seulement la nuit. Les femmes
vivent aussi le jour, tu sais… Et parfois, certaines en sont encore plus
belles. Laisse-moi te dire une chose simple : l’unique thérapeutique à
ton mal est vieille comme la civilisation et efficace à 90 % contre
l’angoisse existentielle dont tu souffres - au moins les trois premières
années, d’après certaines études scientifiques… Et ce remède miracle,
c’est l’amour. Bof, je n’y crois pas trop… Mais tu n’y as jamais cru !
Alors comment veux-tu que ça marche ? Tu dois tomber
véritablement (pour ne pas dire normalement) amoureux d’une
femme qui te le rende bien. Et ce n’est pas en restant enfermé toute
la journée dans ton petit duplex, à fantasmer comme un crétin sur
une voisine ou des inconnues rencontrées dans la rue, que tu vas
rencontrer une chouette fille avec qui tu pourras échanger des idées
et faire l’amour pour de vrai ! Tu dois aller à sa rencontre. Car elle ne
risque pas de débarquer chez toi en te disant salut, je suis la femme
de ta vie.
J’étais désespéré. Comme à chaque fois que je devais prendre une
décision grave, difficile, même si le but était l’amélioration de ma
condition de vie. C’est pénible car on est conscient d’abandonner
quelque chose d’important, ou tout au moins à laquelle on s’était
habitué, et qui a marqué un pan de notre vie. Une existence remplie
de petites habitudes rassurantes dans un cocon de repères pépères.
Le renoncement est toujours douloureux et chargé d’angoisses.
Aussi, une lutte acharnée s’annonçait car les réflexes conditionnés
sont de redoutables adversaires. Quand on pense les avoir éliminés,
les voilà qui surgissent au détour du naturel. Ainsi je n’ai pas pu
m’empêcher d’inscrire sur la dernière page de mon roman (enfin
achevé) quelques lignes en guise d’adieu à ma voisine :
Ton cul
Rond comme une planète
Souriante à mon orbite
Ton cul
En révolution permanente
Dans mon espace de gravité
Ton cul
Capsule d’éther
Ma queue fusée
Big Bang !